Editorial du « Monde ». Si elle n’était pas réelle, l’histoire de Mehdi Meklat inspirerait sans doute un formidable roman. Tel un Janus à deux visages, ce talentueux jeune homme était la coqueluche des médias parisiens le jour et la voix de la haine des exclus la nuit. Ce n’était pas tout à fait un mystère – notre magazine M s’en était fait l’écho, dans son numéro du 1er octobre 2016 –, mais, dans l’étonnante ambiguïté environnante, Mehdi Meklat, 24 ans, né en Seine-Saint-Denis et coauteur de deux romans salués par la critique, parvenait à concilier les deux.

Un beau jour, vendredi 17 février, l’ambiguïté est devenue insupportable et les deux faces irréconciliables. Choquée de voir l’auteur (sous le pseudonyme Marcelin Deschamps) d’ignobles tweets racistes, sexistes, homophopes et antisémites être célébré à la télévision comme l’écrivain respectable qu’il est aussi, une femme a donné l’alarme et exhumé les tweets en question. En un week-end, l’affaire est devenue incendiaire. Les responsables d’édition ou d’émissions associés à Mehdi Meklat ont pris leurs distances avec lui, le jeune homme a difficilement tenté de s’expliquer et la société a, enfin, commencé à s’interroger.

Les raisons de cette « duplicité maléfique », comme M. Meklat la décrit aujourd’hui, lui appartiennent. Il est important cependant d’essayer d’en comprendre les ressorts, ainsi que l’emballement qui entoure, et dépasse, le personnage de Mehdi Meklat. Cette duplicité en reflète une autre, celle de deux sociétés parallèles qui n’arrivent toujours pas à converger : la société médiatique, artistique et politique, consciente des ratés de l’intégration des minorités issues de l’immigration, désireuse d’y dénicher des profils nouveaux, brillants, de « héros positifs », mais réticente à faire elle-même le lent et laborieux effort d’intégration accompli dans certains autres pays, et la société des quartiers, que ces difficultés d’intégration rendent de plus en plus rebelle et de plus en plus radicale dans l’expression de cette rébellion.

Un niveau de violence trop toléré

Ce fossé était apparu au grand jour en janvier 2015, lorsque, après les attentats contre Charlie Hebdo et le supermarché Hyper Cacher, la France « Charlie » avait découvert qu’une partie de sa jeunesse affichait son refus d’être « Charlie » et de participer à la minute de silence pour les victimes. On l’a sans doute trop vite oublié. Les valeurs d’humanisme et d’ouverture défendues par la génération de la Marche des Beurs ou par les fondateurs du « Bondy Blog », dans la foulée des émeutes de 2005, sont de moins en moins audibles dans les banlieues, sous la pression conjuguée de l’islam radical, du durcissement du discours des groupes identitaires d’extrême droite et de la frustration d’une jeunesse confrontée au chômage de masse.

Les tweets odieux, dans la violence de l’expression et dans le choix de leurs cibles, de « Marcelin Deschamps », que Mehdi Meklat a écrits entre 2011 et 2016 et effacés depuis, reflètent un autre phénomène dévastateur : celui de la montée de la violence rhétorique, amplifiée par les réseaux sociaux. Ce niveau de violence, auquel sont aussi exposés les journalistes qui travaillent tant sur l’extrême droite que sur l’islam radical, est beaucoup trop toléré, y compris par les entreprises qui gèrent les réseaux sociaux. La violence verbale dans le discours politique n’est pas anodine. L’expérience montre qu’elle peut ouvrir la voie à de dangereux débordements.