Au bord de la mer Rouge, un contentieux judiciaire aux forts relents politiques empoisonne depuis près de dix ans la relation entre Djibouti et les Emirats arabes unis (EAU). Un riche homme d’affaires franco-djiboutien se trouve au cœur de ce conflit qui oppose DP World, la filiale portuaire de la holding gouvernementale Dubaï World, au petit Etat de la Corne de l’Afrique. Il s’agit d’Abdourahman Boreh, un intime du président djiboutien, Ismaël Omar Guelleh, devenu son pire ennemi. Il est accusé par l’Etat d’avoir perçu des dizaines de millions de dollars ainsi que des participations dans des sociétés de la part de DP World pour faciliter l’obtention en 2000, pour une durée de cinquante ans, de la concession du terminal de conteneurs de Doraleh. A plus de 5 000 km, à Londres, la Cour internationale d’arbitrage a statué mardi 21 février. L’Etat djiboutien a été débouté, ses réclamations rejetées et se doit de régler les coûts de l’arbitrage qui s’élèvent à plus de 10 millions de dollars (9,47 millions d’euros).

« Vendetta » du gouvernement

Longtemps en exil à Dubaï, Abdourahman Boreh, désormais établi à Londres, savoure ce qu’il considère comme une victoire. « J’espère vraiment qu’après avoir tenté de me détruire et de ruiner ma réputation à l’international, le gouvernement djiboutien arrête cette vendetta motivée par des raisons politiques », assure-t-il dans un communiqué transmis au Monde Afrique.

Au mitan des années 2000, la relation entre Djibouti et les EAU est au beau fixe. Le chef d’Etat, qui a succédé à son oncle en 1999, consulte régulièrement son ami M. Boreh à qui il a confié la présidence de la stratégique Autorité des ports et de la zone franche de Djibouti. Puis l’homme d’affaires est subitement tombé en disgrâce.

A en croire des documents de la justice britannique, saisie à la suite d’une plainte de Djibouti déposée en 2014, cela remonterait à un désaccord d’ordre politique lors d’une discussion privée. En octobre 2008, le chef d’Etat lui fait part de son projet de changer la Constitution pour se maintenir au pouvoir. « M. Boreh lui a dit qu’il n’était pas favorable à cette idée [et] le président était clairement en colère », peut-on lire dans le dossier constitué par le tribunal de commerce de Queen’s Bench, à Londres.

Il est d’abord remercié, cette même année 2008, et quitte ses fonctions à la tête de l’Autorité des ports et de la zone franche de Djibouti et part s’installer à Dubaï. Puis, le 25 juin 2009, il est condamné par contumace à quinze ans de prison par la justice djiboutienne, accusé d’avoir participé à l’organisation d’un attentat à la grenade dans la capitale. Les EAU refuseront de l’extrader. Son passeport djiboutien lui est retiré. Il lui reste sa nationalité française. Quant au président Ismaël Omar Guelleh, il a pu briguer un troisième mandat suite au vote à l’unanimité des députés en faveur de sa réforme constitutionnelle en avril 2010.

Richesse et finance offshore

M. Boreh, en exil, s’est mué en opposant politique, tentant une candidature symbolique à la présidentielle de 2011. Même si, dans l’entourage du chef de l’Etat, on moque son « influence dérisoire » sur la vie politique verrouillée par le pouvoir en place. « Boreh a été trop gourmand avec les EAU. Du jour au lendemain, il est devenu très riche et on a découvert qu’il avait des parts dans la filiale de DP World à Djibouti, se souvient un conseiller du président djiboutien. Il a abusé de la confiance du président, l’a trahi pour s’enrichir et ce n’est pas pardonnable. »

Considéré comme l’un des hommes d’affaires les plus riches de la région, M. Boreh a placé une partie de sa fortune sur des comptes discrets, dans des trusts et des sociétés opaques aux îles Vierges britanniques ou à Samoa, à Singapour… Mais aussi aux EAU, en Grande-Bretagne et en France, trois pays où ses avoirs ont un temps été gelés dans le cadre de procédures judiciaires engagées par Djibouti. Le nom de M. Boreh figure également dans les fichiers « Swissleaks » de la banque HSBC. Interrogé en 2013 par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), il avait expliqué « recourir à des sociétés offshore pour orienter ses investissements à l’échelle mondiale et protéger ses avoirs d’une éventuelle instabilité politique [à Djibouti] ».

« Victoire totale »

De son côté, DP World a salué cette décision de la Cour internationale d’arbitrage, de même que le gouvernement de Dubaï, qui se félicite d’« une victoire totale » face à Djibouti. Quelques mois plus tôt, en mai 2016, la juridiction britannique a rendu un jugement défavorable à l’encontre du gouvernement djiboutien dont l’approche est considérée comme « cynique » et « répréhensible ».

Malgré les procédures judiciaires, DP World n’a cessé d’opérer le terminal de conteneurs de Doraleh, mais a suspendu ses autres projets d’investissement comme l’extension du port de Djibouti. D’autant que la relation diplomatique entre les deux pays n’a cessé de se dégrader. L’affaire Boreh en est une cause. De même que les promesses non honorées d’investisseurs de Dubaï. A cela s’ajoutent des incidents diplomatiques, comme cette gifle fâcheuse donnée à un officiel émirati par un policier djiboutien en avril 2015.

Courtisé par des puissances occidentales et régionales, Djibouti s’est détourné de son partenaire historique émirati pour se jeter dans les bras de la Chine, qui multiplie les investissements et les constructions d’infrastructures tous azimuts. Comme le complexe portuaire de Doraleh, desservi par une ligne ferroviaire qui passe devant le port géré par les Emiratis, mais ne s’y arrête pas.

De son côté, DP World s’est rabattu sur les ports de pays voisins, concurrents ou ennemis de Djibouti. Comme à Assab, en Erythrée, où les EAU ont également établi une base militaire. Et à Berbera, au Somaliland, où le groupe a obtenu en mai 2016 la concession portuaire, au grand dam du groupe Bolloré. DP World s’était attaché les services de l’homme d’affaires, de réseaux et d’influence djiboutien Abdourahman Boreh.