Détresse financière, modèle économique en crise, moral en berne… le monde paysan va mal. En 2015, près de 30 % des agriculteurs touchaient moins de 354 euros par mois, selon la Mutualité sociale agricole. Deux ans plus tard, alors que s’ouvre, samedi 25 février, à Paris, le Salon de l’agriculture et à quelques semaines de l’élection présidentielle, comment vont-ils ? Comment voient-ils leur avenir ? Quel regard jettent-ils sur la politique agricole menée ces dernières années et, surtout, sur ce que promettent, ou pas, les candidats ?

Nous sommes allés à la rencontre de quelques-uns d’entre eux, dans différentes régions : Jean Lefèvre et Mickaël Percier, des céréaliers, Philippe Liautey et Nicolas Jugelet, des éleveurs. Quatre exemples qui ne prétendent certes pas à se transformer en une étude sociologique complète, mais qui témoignent des réalités quotidiennes de tout un secteur.

« Si les aides arrivaient, ça ne changerait rien »

A en croire ces exploitants, la situation ne semble pas s’améliorer. « A force de se flinguer, bientôt il n’y aura plus d’agriculteurs », lance, un brin provocateur, Jean Lefèvre, 35 ans. Il faut dire que depuis qu’il a racheté l’exploitation de son père, en 2014, le céréalier, installé à Ognes, un village de 158 habitants situé dans l’Oise, enchaîne les déconvenues.

D’abord, il y a eu le rééquilibrage de la politique agricole commune (PAC). « Mes subventions sont passées de 120 000 à 72 000 euros », soit une baisse de 40 %, dit-il. Puis, en 2016, la récolte de blé qui fut « catastrophique » en France, mais exceptionnelle dans le reste du monde. Résultat, les cours se sont effondrés et son chiffre d’affaires aussi. Pour compenser la perte, le gouvernement a annoncé une année blanche pour les emprunts bancaires et un plan de soutien aux céréaliers. Mais « je n’ai pas reçu un seul euro sur mon compte en banque », dénonce l’agriculteur.

Mickaël Percier, 33 ans, attend lui aussi les aides que le gouvernement lui a promises. Après avoir repris il y a cinq ans la ferme de son oncle, à Champagne-sur-Loue dans le Jura, le jeune homme s’est lancé dans le bio : 67 hectares sur lesquels il produit notamment du blé, de l’orge et de l’épeautre. Pour le soutenir dans sa conversion au bio, le gouvernement devait lui verser 16 000 euros par an pendant cinq ans. Mais il n’a encore rien vu venir : « On me dit que ça va arriver, que les dossiers ne sont pas encore instruits à cause d’un changement de logiciel. »

Mickaël Percier, céréalier bio, dans sa ferme de Champagne-sur-Loue (Jura), le 23 février. | Marion Degeorges / Le Monde

Même constat chez Philippe Liautey, 57 ans. Propriétaire à Montcey (Haute-Saône) de quatre-vingts vaches Montbéliardes – dont le lait sert à faire de l’emmental au lait cru –, il aurait déjà dû recevoir 70 000 euros depuis la signature de son contrat de conversion bio, il y a « deux ans et quatre mois ». Mais, jusqu’à présent, seuls… 14 800 euros ont atterri sur son compte en banque. Un manque à gagner qui a forcément freiné ses investissements. « Ça, je vais le payer cher à un moment donné. Parce que je ne serai pas au rendez-vous, point de vue productivité », prédit-il.

Pour (sur) vivre, Mickaël est, lui, obligé de cumuler deux boulots. En parallèle du travail à la ferme, il se fait parfois embaucher comme ouvrier agricole. Il y a quelques jours, il a finalement décidé de se tourner vers une assistante sociale « pour faire un dossier RSA, prime d’activité et obtenir un logement social ». Il assure, toutefois :

« Si les aides arrivaient, ça ne changerait rien. Je ne me verserais toujours pas de salaire. Mais ça me permettrait de payer les charges que je n’ai pas réglées en 2016. Sentir que je suis un bon payeur m’irait. »

Autre modèle agricole, mêmes difficultés économiques. Nicolas Jugelet, 49 ans, éleveur de 275 vaches Limousines et céréalier à Saint-Symphorien dans l’Eure (Basse-Normandie) fait face à une crise sans précédent. « A mon âge, mon activité devrait rouler toute seule, et pourtant c’est plus dur qu’avant. Le coût de production est en train de dépasser le prix de vente », relève-t-il, après vingt ans de métier.

Depuis 2014, son chiffre d’affaires a baissé de 25 %. La faute, explique-t-il, à « un déséquilibre entre l’offre et la demande ». « La consommation de viande diminue mais pas la production qui a même tendance à augmenter depuis la crise laitière, puisque certains cheptels sont envoyés à l’abattoir », précise-t-il.

« Améliorer le suivi des jeunes »

Malgré toutes ces difficultés, ces agriculteurs aiment leur métier. Et s’y consacrent pleinement. Ils travaillent entre cinquante et soixante-dix heures par semaine, ne prennent, dans le meilleur des cas, jamais plus de deux semaines de vacances par an sans dépasser – au mieux – 1 800 euros de salaire mensuel.

Tout en restant optimistes quant à leur avenir, ils estiment que le gouvernement n’a pas tenu ses promesses. « Le Foll, c’est le porte-parole du gouvernement qui n’a pas de paroles, lance Jean Lefèvre. Cela fait des années que l’on dit qu’il nous faut une assurance en cas d’incident climatique. Pouvoir, par exemple, mettre de l’argent de côté qui ne soit pas imposable. » Nicolas Jugelet décrit un ministre « aux abonnés absents », « incapable de défendre la voix des agriculteurs français à l’échelle européenne ».

Jean Lefèvre cultive, à Ognes (Oise), 350 hectares de céréales et de betteraves. | Feriel Alouti / Le Monde

Pour Mickaël, l’urgence est d’« améliorer le suivi des jeunes » quand ils se lancent. « Moi, je me suis installé tout seul. Je n’étais pas de la région, je n’étais pas du milieu et je n’ai eu aucun suivi sur ma première année », regrette-t-il.

Dans leur viseur également, les démarches administratives pour obtenir les subventions de la PAC, jugées trop complexes. A tel point que Mickaël Percier, comme Philippe Liautey, a décidé de se tourner vers la chambre d’agriculture qui leur ponctionne 300 euros par an pour remplir leur déclaration. La PAC est un sujet qui revient forcément dans les conversations. Certains prennent mal le fait d’être perçus comme des « assistés », d’autres regrettent de ne pas pouvoir vivre sans.

C’est le cas de Mickaël, le céréalier bio du Jura. Il fustige « ce système où on vit des aides et pas de sa production ». Pour en sortir, il faut, selon lui, « augmenter le prix de nos cultures. Et baisser les aides si l’Etat le souhaite ». « Certaines personnes ont l’impression qu’on nous paye à ne rien faire, mais la PAC c’est mon onzième et douzième mois, pas mon treizième pour partir en vacances, tient pour sa part à préciser Nicolas Jugelet, l’éleveur de vaches Limousines. Et si on me l’enlève, je tiens dix mois. »

« Je voterai pour le moins pire »

« L’Etat ne se rend pas compte que l’agriculteur, c’est un maillon faible. Dès qu’il y a une crise, c’est toujours sur nous que ça tombe. Par exemple, la crise du lait. Le distributeur et le transformateur font leur marge, nous non. L’Etat ne comprend pas que nous avons besoin de protections », déplore le producteur de lait bio, Philippe Liautey.

Pour améliorer leurs conditions de vie, ces agriculteurs réclament un gouvernement visionnaire. « Vers quel modèle agricole veut-on aller pour les dix prochaines années ? Est-ce que l’on veut encore de l’élevage en France ? Faut-il une fiscalité différente pour aider les éleveurs ? Car moi, je veux bien réduire ma production, mais pour cela il faut aussi que je réduise mes charges », prévient Nicolas Jugelet.

« Avez-vous entendu un seul candidat à l’élection présidentielle parler des agriculteurs ? Ne serait-ce que de la retraite des agriculteurs ? », fait mine d’interroger José Saqué, 35 ans. Cultivateur de cerises et de vignes à Céret, dans les Pyrénées-Orientales, il a bien voté en 2012, mais refuse de dire pour qui. Jean Lefèvre, le céréalier de l’Oise, pourrait bien glisser dans l’urne un bulletin Front national.

« Je voterai pour le moins pire. Le Pen, ça me tente, même si je sais qu’elle n’a aucune vision de l’agriculture. Je pense aussi que sortir de l’Europe est une bêtise, car le marché commun est une bonne chose pour l’agriculture. En revanche, il faut plus de protections et des normes moins sévères. »

Après avoir voté Nicolas Sarkozy en 2012, Nicolas Jugelet, l’éleveur en crise, hésite, cette fois-ci, sans grande conviction entre François Fillon et Emmanuel Macron. Philippe Lyautey de « centre droit » pourrait, lui aussi, se laisser tenter par l’ancien ministre de François Hollande.

Quant au Jurassien Mickaël Percier, il s’abstiendra, comme il le fait depuis cinq ans. « Fillon, Le Pen, les affaires d’argent… Pour moi, c’est choisir entre la peste ou le choléra. »

« Il ne faut pas croire que l’on ne réfléchit pas à nos pratiques »

Vers quel modèle se diriger pour tirer son épingle du jeu ? Chacun a son idée. Producteur de lait depuis 1988, Philippe Liautey était sur le point de tout abandonner quand il s’est lancé, il y a deux ans, dans l’aventure du bio. « Au bout de deux ans, je ne regrette absolument pas. J’ai repris le goût au métier et je n’en reviens pas d’avoir d’aussi belles cultures. » Pour autant, il refuse, comme les autres, d’opposer ceux qui font du bio à ceux qui restent dans le conventionnel. « Ce sont des productions différentes qui ne nourrissent pas les mêmes publics. »

Philippe Liautey, laitier bio, parmi ses 80 vaches, dans sa ferme de Montcey (Haute-Saône), le 22 février. | Marion Degeorges / Le Monde

Pour Jean Lefèvre, propriétaire de 350 hectares dans l’Oise dont cinquante destinés au bio, le véritable problème c’est que « les agriculteurs produisent ce qui leur plaît et pas ce que veut le marché ». « Si c’était le cas, ils pourraient tenter de négocier les prix, mais là c’est même pas imaginable », dit-il. « On est une profession qui sait se remettre en cause, mais on ne change pas de spécialité du jour au lendemain, lui répond l’éleveur normand. Moi, il m’a fallu vingt ans pour constituer mon troupeau. »

Sans être opposé au bio, Nicolas Jugelet préfère défendre un modèle d’« agriculture raisonnée ». « Il ne faut pas croire que l’on ne réfléchit pas à nos pratiques. On tient à respecter l’environnement. On donne des antibiotiques à nos vaches uniquement quand c’est nécessaire, pareil pour les produits phytosanitaires », explique l’éleveur normand. Autre erreur à éviter, selon lui, la monoculture : « Si vous êtes assis sur une seule branche et qu’elle casse, vous n’avez plus rien pour vous rattraper. »