Le réalisateur japonais Seijun Suzuki à Venise, le 2 septembre 2001. | GABRIEL BOUYS/AFP

Il serait sans doute un peu facile et un peu réducteur de considérer, trop simplement, la carrière de Seijun Suzuki comme exemplaire de la lutte d’un artiste contre un système industriel contraignant. Car ce système fut aussi celui qui rendit possible les expériences d’un cinéaste parvenant à la fois à enrichir, voire à dépasser, les conventions de ce que l’on désigne comme les genres cinématographiques. Il aura réalisé une cinquantaine de films et l’influence qu’exerça son cinéma fut à la fois souterraine et spectaculaire. Seijun Suzuki est mort le 13 février à Tokyo. Il y était né le 23 mai 1923. Il effectue des études à l’université d’Hirosaki, avant de participer aux combats durant la seconde guerre mondiale dans la marine. Après sa démobilisation, il se destine au commerce mais échoue à l’examen d’entrée de l’université de Tokyo. Il suit les cours de l’académie du cinéma de Kamakura et entre aux studios Shoshiku comme assistant-réalisateur en 1948. Il y travaille régulièrement avec le réalisateur Tsuruo Iwama.

Lire le portrait dans « M » : Suzuki, l'incompris devenu culte

Il quitte, attiré par un salaire trois fois supérieur, dira-t-il, la Shoshiku pour rejoindre la Nikkatsu en 1954. Il y réalise son premier long métrage en 1956, A la santé du port. Les films s’enchaînent, à un rythme soutenu. Le système taylorien et malthusien des grands studios nippons soumet les cinéastes à une pression soutenue. Mais, miracle du même système, les metteurs en scène les plus inspirés parviennent quelquefois à trouver une manière d’exprimer un style personnel au cœur de la contrainte. Jusqu’à un certain point.

Un noir et blanc somptueux

Le style de Suzuki s’affirme progressivement au sein des genres dominants à la Nikkatsu que sont le film de gangster (yakuza eiga) et le film érotique (pinku eiga). Détective bureau 2-3 et La Jeunesse de la bête en 1963, La Barrière de chair en 1964, détonnent dans le paysage du film populaire nippon. Miracle d’un système qui a lui-même engendré, à l’intérieur d’une production industrielle, une forme de renouvellement et de modernité. La Jeunesse de la bête regorge ainsi de scènes violentes et tordues et le film est empli de signes et de signaux au service de stimulations alors à la mode. Suzuki invente un genre à lui, celui du polar pop et psychédélique, teinté de grotesque, s’éloignant des rives d’un réalisme a priori nécessaire au genre. Le Vagabond de Tokyo, en 1966, ballade romantique et kitsch au cœur de l’univers du film noir urbain, ponctuée par une chanson mélancolique, constitue une sorte d’achèvement de ce projet.

La Jeunesse de la bête // Seijun SUZUKI
Durée : 04:38

C’est avec La Marque du tueur en 1967 que Suzuki va rompre avec le système. Un récit quasi-incompréhensible, effleurant les clichés du film de tueur-trahi-par-ses-commanditaires, un noir et blanc somptueux, une bande son jazzy, des ruptures de ton, des ellipses, une science du grotesque et de la violence stylisée, le film, pour lequel Suzuki reprend son acteur fétiche, le joufflu Joe Shishido, est une remise en cause radicale, un dynamitage formaliste, de toute une tradition d’un cinéma de divertissement. Suzuki est renvoyé de la Nikkatsu en avril 1968. « D’après eux, dira-t-il, mes films étaient incompréhensibles et ne rapportaient pas d’argent ». Des cinéastes (dont certaines figures de la Nouvelle vague nipponne qui l’admiraient beaucoup), des cinéphiles et des étudiants se mobilisent pour protester contre son licenciement.

La Marque du tueur // Seijun SUZUKI
Durée : 03:21

Durant plusieurs années, il tourne des films publicitaires et des épisodes de séries télévisés. Il revient au cinéma en 1977, avec Histoire de mélancolie et de tristesse, produit par la Shoshiku et Mélodie tzigane qui fut présenté au Festival de Berlin en 1980. Son œuvre est découverte ou redécouverte au cours des années 1990 grâce à diverses manifestations et festivals dont celui de Rotterdam et il était enfin sorti de l’oubli dans lequel ses années de silence l’avait plongé. Certains des principaux titres des années 1960 sont désormais disponibles en DVD même si tout le début de sa carrière, l’époque où il devait tourner quatre ou cinq films par an pour la Nikkatsu, reste encore à découvrir. Des cinéastes comme Jim Jarmusch, Wong Kar-wai, Quentin Tarantino, notamment, ont reconnu son inspiration pour certains de leurs films.