Pierre et Catherine Breton dans leur chai de la zone artisanale de Benais, près de Bourgueil (’Indre-et-Loire). | FRANCK TOMPS/ATELIER DU JOUR POUR «LE MONDE»

Les vignerons nippo-canadiens Mai et Kenji Hodgson, dans leur cuisine, tout près de Faye-d’Anjou (Maine-et-Loire), échangent en anglais avec un caviste et un importateur croates. Ces derniers goûtent et passent commande : « Notre marché est enfin prêt pour ce type de vins. » Entendez : des vins dits « naturels », non seulement bio, mais sans intrants ni levures ajoutées. Des vins ni conventionnels ni consensuels. On adore ou on déteste.

Mai et Kenji Hodgson voulaient faire du vin, au plus proche de la nature. Ils ont cherché au Canada, aux États-Unis, au Japon, dans le sud de la France et se sont arrêtés ici en 2009. Parce qu’ils s’y sont sentis libres de faire le vin qui leur ressemble. En Anjou, sur ces terres qui ne font pas rêver les buveurs d’étiquettes, ils exploitent quatre modestes hectares, mais parviennent à vendre toute leur production. En France et à l’étranger.

«  Les AOC font toute notre différence à l’international. Le sauvignon de Sancerre n’est pas le même que celui de Quincy ou de Pouilly . » Catherine Corbeau-Mellot,
Domaine Joseph Mellot

Ces vignerons qui s’adressent à des marchés de niche ne sont pas isolés dans la région de Loire. En Anjou et Saumur, vingt à quarante ­vignerons s’installent chaque année depuis dix ans – de jeunes diplômés en viticulture sans vignes, des néovignerons qui changent de vie. Souvent animés d’une forte conviction autour du bio, ils modifient par petites touches le paysage vinicole.

Un phénomène encore marginal, mais qui interpelle. Même constat en Touraine et aux sources de la Loire, territoires délaissés des consommateurs. Dans ces dents creuses du vignoble le plus long de France fleurissent ­désormais des viviers de vins alternatifs, où chaque vigneron fait sa loi, sans se soucier des impératifs des appellations sur lesquelles poussent leurs vignes.

Sur les étiquettes des Hodgson, « anjou » ne figure pas. Il est écrit « Vin de France », le nom de la cuvée, celui du couple et leur numéro de téléphone portable. Quand on leur demande pourquoi leurs bouteilles ne portent pas l’appellation « anjou », Kenji hausse les épaules. Le Canadien de 41 ans explique, un peu gêné : « Anjou n’est pas une appellation valorisante. Nous n’avons rien à gagner à y rattacher nos vins. Elle ne signifie plus rien. Ici, c’est le vigneron qui compte. »

Une région immense et hétérogène

Ce mépris pour l’appellation d’origine contrôlée, la célèbre AOC, n’est pas une coquetterie. Il découle d’un mouvement spécifique à la Loire, entamé par des vignerons locaux, stars des amateurs branchés et des bobos : Richard ­Leroy, Mark Angeli, mais aussi Jo Pithon ou ­Patrick Baudouin, dont les noms sont devenus des références de qualité bien plus puissantes que leur dénomination géographique. Attention, ce phénomène ne vaut pas pour toutes les appellations de la région. Au royaume du sauvignon de Sancerre, dans les rouges de saumur-champigny, chinon ou saint-nicolas-de-bourgueil, dans les grands terroirs à liquoreux où poussent les quarts-de-chaume et les bonnezeaux, les vignerons sont aussi « classiques » qu’ailleurs, et les domaines se transmettent plus volontiers des parents aux enfants.

Par exemple, au Domaine Joseph Mellot, plus grand propriétaire de vignes du Centre-Loire, pas question de céder aux excentricités. « Les AOC font toute notre différence à l’international, s’indigne Catherine Corbeau-Mellot, quand on lui dit que l’appellation est en perte de vitesse. Le sauvignon de Sancerre n’est pas le même que celui de Quincy ou de Pouilly. Les ­appellations permettent aux consommateurs de le comprendre, comme un code de la route. Et puis elles aident à tirer les vins vers le haut. Elles peuvent évoluer, à condition que les vignerons y travaillent tous ensemble. »

Catherine Corbeau-Mellot, une figure emblématique du Sancerrois, en Centre-Loire. | Eric Legouhy

La difficulté avec la Loire est que la région est aussi immense qu’hétérogène. Le long du fleuve et de ses affluents, depuis le Puy-de-Dôme jusqu’à son embouchure à Saint-Nazaire, le vignoble s’étend sur plus de mille kilomètres, traverse quinze départements, voit pousser vingt-deux cépages et possède quatre-vingt-cinq appellations ou dénominations qui fleurissent sur 52 000 hectares. La Loire produit en majorité des vins blancs secs, pourtant, les plus réputés sont les liquoreux. On y embouteille des rouges dont les prix sont abordables sur les cartes de restaurant. Quant à la production d’effervescents, elle figure en deuxième position derrière le champagne. Comme si ce n’était pas suffisant, la Loire, c’est aussi des vins demi-secs, des moelleux et des rosés.

Difficile de dégager une unité. Jean-Martin Dutour, responsable de la communication d’InterLoire (syndicat interprofessionnel du ­vignoble ligérien), revendique un point commun : un style frais, fruité et digeste. « On n’a ­jamais concouru à la course à la puissance, aux tanins et à la mode du Nouveau Monde, se ­réjouit-il. Nous faisons des vins accessibles, qui se boivent au lieu d’assommer dès le premier verre. Ce style revient au goût du jour. » Il n’empêche, le consommateur connaît mal la Loire. Nombre d’appellations lui sont inconnues. Qui sait situer les vin-du-thouarsais, chaume, touraine-amboise, châteaumeillant et reuilly ?

Une liberté appréciable

D’autant qu’au niveau des instances professionnelles, la division ajoute à la confusion. ­Allez sur le site Internet officiel des vins du val de Loire, la carte du vignoble… s’arrête à Blois !, le vignoble du sancerre n’existe pas, pas plus que celui du pouilly-fumé ni les vignes auvergnates. Même sur les zones mentionnées sur la carte, certaines appellations, comme le montlouis, sont absentes. Ce n’est pas une erreur. Juste que des appellations ont fait sécession d’InterLoire ou n’ont jamais intégré l’interprofession. Si on assure de part et d’autre qu’il n’y a aucun conflit et que chacun y trouve son compte, impossible pour l’amateur curieux d’avoir une vision globale du vignoble.

Du côté des producteurs qui se sont mis à l’écart, chacun s’organise comme il peut. Plus d’une quarantaine de vignerons des ­côtes-d’auvergne, côtes-du-forez, côte-roannaise et saint-pourçain ont créé le mouvement Ici commence la Loire, afin de revendiquer leur identité ligérienne sans pour autant rejoindre le gros de la troupe. « Nous sommes trop petits, explique Stéphane Sérol, président des vignerons de côte-roannaise. Mieux vaut réunir les quatre appellations d’Auvergne et créer une émulation qualitative. Nous sommes beaucoup de vignerons bio et indépendants, on ne veut pas être noyés dans la masse. »

Être petit et à l’écart apparaît paradoxalement comme une chance. Yvan Bernard, président des côtes-d’auvergne, y voit une liberté appréciable : « On est un vignoble très jeune : chez nous, la moitié des producteurs ont moins de 45 ans ! Moi, je ne suis pas issu d’une famille ­vigneronne et, ici, j’ai trouvé un marché de ­niche à des coûts raisonnables. Il y a moins de pression que dans les appellations connues. Le vin avait une si mauvaise image qu’on n’a rien à perdre : les jeunes préfèrent faire des vins de pays qui leur plaisent plutôt que de se conformer à l’appellation. »

Raymond Vial, président de la chambre d’agriculture de la Loire, chargé du dossier « Installation et transmission » sur toute la France, calme cet enthousiasme : « Franchement, ce n’est pas simple pour ces jeunes vignerons. Ils ont du mal à valoriser leurs vins. Dans les années 2000, des groupements d’aménagement foncier les ont aidés à s’installer, permettant de maintenir ces vignobles en perdition. Maintenant, s’ils réussissent à tenir, ces régions vont prendre de la valeur. »

Petits salons alternatifs

Car la valeur de la terre varie énormément d’un terroir ligérien à l’autre. Quand il faut ­débourser 150 000 euros pour acquérir un hectare de vignes à Sancerre, ou même 55 000 euros à Saumur, le prix moyen en Auvergne dégringole à 13 000 euros, tout comme en Anjou. Un hectare de rouge de ­Touraine se vend même à 7 000 euros, peut-on lire dans le magazine La Vigne de janvier 2017. Forcément, les défis ne sont pas les mêmes. Et, sur l’étiquette aussi, l’appellation a plus ou moins de poids.

Cet esprit de vins libres a une autre conséquence surprenante : la multiplication de petits Salons de vins bio, que les cow-boys de la vigne investissent comme des saloons. Ils ont essentiellement lieu le premier week-end de février, au moment où se tient celui qui réunit les plus gros producteurs de la région au parc des expositions d’Angers, le fameux Salon des vins de Loire.

Six autres Salons proposent ­désormais de goûter du vin en présence des producteurs. Collés au Salon officiel, La Levée de la Loire et Demeter rassemblaient cette ­année 157 vignerons en agriculture biologique et en biodynamie. A Saumur, La Dive Bouteille tenait sa 18e édition. Considéré comme la plus grande manifestation des vins naturels, ce ­Salon a ­accueilli 4 000 visiteurs pour 218 vignerons – avec même des producteurs de Géorgie, de Pologne ou d’Australie. Plus petits, mais tout aussi courus, à Angers, les Salons Renaissance-Greniers Saint-Jean, Les Pénitentes et Les Anonymes se côtoyaient… 700 vignerons en tout.

Les salons font salle comble. « 80 % des vignerons de mon Salon sont en biodynamie, on choisit les meilleurs et, malgré cela, j’ai une trentaine de noms en liste d’attente », assure Mark Angeli, qui organise Greniers Saint-Jean. Pour répondre à la demande, Catherine Breton, déjà créatrice de La Dive Bouteille en 2000, a récemment lancé, dans le même esprit, le Salon Les Pénitentes. Avec son époux, Pierre, ils symbolisent l’avant-poste des vins rebelles.

Journée de « désinformation »

Ce couple de ­vignerons produit pourtant sur des appellations respectées – bourgueil et chinon –, mais est ancré sur la biodynamie et n’a pas hésité à sortir un vin hors appellation pour mettre en avant un cépage non reconnu, le grolleau. Son étiquette déclinée en affiche, signée Michel Tolmer, est un emblème du vin insoumis. Représentant un haltérophile, qui soulève un verre et le porte à sa bouche dans un mouvement d’épaulé-jeté, et légendé « Apprenez le geste qui sauve les vignerons », le dessin humoristique s’est répandu comme un feu follet et sert désormais de caution à tous les bars à vins qui revendiquent le « nature ». « Nous recevons régulièrement des photos de clients qui ont croisé cette ­affiche partout dans le monde. Une chose est sûre : Angers reste la capitale des vins libres. »

Mai et Kenji Hodgson, dans leur vignoble à Rablay-Sur-Layon, en Anjou. | Franck Tomps/ ATELIER DU JOUR POUR LE MONDE

Revenons à Kenji Hodgson, qui reconnaît que, sans l’aide du vigneron Mark Angeli, il ne se serait sans doute jamais lancé dans cette folle aventure. Ce denier, à la tête du Domaine de la Sansonnière, à Thouarcé (Maine-et-Loire), recrute à sa façon : « Chaque année, j’organise pour ceux qui veulent s’installer une journée de formation… ou plutôt de déformation ! Contrairement à ce qu’ils apprennent au lycée viticole, je leur suggère une petite surface entretenue avec soin. Et en bio obligatoirement. »

Cette année, vingt-six néovignerons se sont inscrits. « S’ils en ont besoin, je leur trouve des vignes, un investisseur qui les achète et leur loue. Ils empruntent le matériel à des voisins moyennant des services comme la taille de la vigne. Et, s’ils sont sérieux, je leur trouve des clients et ils viennent sur mon Salon. » Pour Mark Angeli, le vin de Loire est un combat. Qui ne fait que commencer : « Anjou est devenue une locomotive du bio. Et je connais une centaine d’hectares à vendre pour des néovignerons soucieux de rallier le mouvement. Ça vous intéresse ? »