Les agents de la Blast (Brigade de lutte contre les atteintes à la sécurité dans les transports) écument les lignes de métro parisien les plus fréquentées pour identifier et interpeller les « frotteurs ».  Ici, le 15 février 2017. | Vincent Wartner / Riva Press pour Le Monde

Un vendredi, mi-février, 18 h 20. Station Barbès, ligne 2 du métro parisien. Un homme est collé derrière une femme. Bien trop pour que ce soit involontaire. Elle se décale pour lui échapper. Il la suit. Autour d’eux, une poignée de voyageurs plongés dans leurs pensées. Mais aussi quatre policiers en civil. À la station Anvers, la porte s’ouvre. Les usagers se bousculent. « J’ai une plainte ! », crie Benjamin à ses trois collègues. Aussitôt, l’un d’eux saisit l’homme, le sort de la rame et lui passe les menottes. La foule de voyageurs médusés scrutent la scène sans comprendre qu’ils assistent à l’interpellation d’un « frotteur », comme on nomme désormais ces hommes qui profitent de la promiscuité des transports en commun pour abuser des femmes.

« Ce n’est pas un viol. Il n’y a pas de marque physique, pas d’humiliation. » Rodrigue, multirécidiviste de 42 ans

Celui-ci se prénomme Rodrigue. Il a la silhouette frêle et l’allure d’un adolescent attardé, avec son pantalon de sport et son sac à dos remonté très haut. À 42 ans, l’homme ne cache pas avoir déjà été condamné à trois reprises pour agression sexuelle. « Si je savais pourquoi je fais ça, j’arrêterais », dit-il d’une voix posée. La dernière fois qu’il a été arrêté, c’était pour s’être frotté à une femme dans un tramway. Il avait alors été condamné à deux ans d’emprisonnement ferme et dix-huit mois avec sursis. Une peine sévère, qu’il a exécutée jusqu’au 15 octobre 2016, date de sa sortie de prison. Et pourtant, il a toujours « l’impression » que ce qu’il fait « n’est pas si grave ». « Ce n’est pas un viol. Il n’y a pas de marque physique, pas d’humiliation », ose-t-il. Pas un viol, mais une agression sexuelle, jugée comme telle par la justice. Pour ce nouveau délit, la justice a décidé de l’incarcérer dès le lundi suivant, le 20 février, après l’avoir condamné à deux ans d’emprisonnement ferme en comparution immédiate.

Un délit longtemps banalisé

Selon la police, les frotteurs comme Rodrigue pullulent dans les transports en commun. Et cela depuis longtemps, même si personne n’en parlait pas il y a encore cinq ans. Longtemps banalisées – par les hommes comme par les femmes –, les agressions sexuelles de ce type sont de plus en plus dénoncées. « Une révolution culturelle », selon Amandine Matricon-Charlot, cheffe de la Sûreté régionale des transports d’Île-de-France (SRT), qui dispose, depuis juin 2015, d’un groupe spécialisé chargé d’enquêter exclusivement sur les viols et les agressions sexuelles. Une évolution également due à la prise de conscience du gouvernement. En juillet 2015, le secrétariat d’Etat aux droits des femmes a ainsi déployé un plan de lutte contre le harcèlement dans les transports.

Là aussi une petite révolution, quand on sait que ce type de délits représente à peine 1 % de la délinquance globale des transports en commun. Avec 60 % de taux d’élucidation et 32 condamnations à de la prison ferme en 2016, la nouvelle section affiche de « très bons » résultats, indique la commissaire Amandine Matricon-Charlot. Avec ce service, « il y a vraiment une volonté d’améliorer l’accueil des victimes, qui nécessitent une prise en charge particulière », explique-t-elle. Il faut savoir « choisir les mots » et montrer que porter plainte n’est pas inutile. Parfois, les enquêteurs assistent aux procès, une manière de mieux saisir « les attentes du procureur » et donc « d’améliorer » leur travail.

Pris en flagrant délit d’agression sexuelle sur une passagère, un « frotteur » est interpellé, à la station Anvers. | Vincent Wartner / Riva Press / Vincent Wartner / Riva Press

Sur le terrain, ce sont les policiers de la Brigade de lutte contre les atteintes à la sécurité des transports (Blast) qui se chargent de débusquer les frotteurs, comme ils l’ont fait ce vendredi avec Rodrigue. Ils se concentrent sur le nord de la capitale, avec une préférence pour le « tronçon roi », situé entre Barbès et Place de Clichy, sur la ligne 2.

Pour être efficaces et se fondre dans la foule, ses membres se font discrets. « On n’est pas dans le stéréotype du baqueux qui fait du bodybuilding », tient à préciser l’un d’eux. Dotés d’un sens de l’observation redoutable, ils guettent les gestes, les postures, les coups de hanche. Observent ceux qui laissent passer plusieurs métros avant de choisir une rame, ceux qui, sur le quai, restent en retrait afin de repérer leur proie. Mais jamais l’allure ni le physique car, disent-ils, « il y a des frotteurs en costume-cravate ».

« Dans les trois quarts des cas, les victimes refusent de porter plainte, par manque de temps, et parce qu’elles ont honte. » Un policier

Pour caractériser l’agression, il faut que les agents détectent un geste déplacé, une érection sous un pantalon ou un mouvement suffisamment équivoque. Certains n’hésitent pas à « se masturber à l’aide d’un trou qu’ils font dans une poche », puis à éjaculer dans le dos de leur victime, détaille un ancien de la Blast.

Parfois, les policiers recroisent des « frotteurs » déjà interpellés. C’est le cas, un mercredi soir, à la station Anvers. Un membre de la Blast se retourne brusquement et chuchote : « Regarde le black derrière moi, on l’a arrêté il y a quelques mois. » L’homme, à l’allure banale et la carrure imposante, se glisse dans la rame. Pour ne pas être reconnu, le policier enfonce un bonnet sur le crâne et lui tourne le dos. Avec la foule de voyageurs, le quadragénaire n’a aucun mal à se rapprocher d’une femme. Il descend à la station La Chapelle. L’équipe lui emboîte le pas, et entame une filature dans les rues du 19e arrondissement. Rue Marx Dormoy, le suspect saute dans un bus, direction gare de l’Est. Aucune femme parmi les voyageurs. Il sort, et reprend sa quête. Au bout de quelques mètres, l’unité procède finalement à un contrôle d’identité.

Ce père de deux garçons a été condamné, à l’été 2016, à deux mois de prison avec sursis pour avoir été surpris sur la ligne 2 en train de filmer sous les jupes des femmes. « Un mauvais jeu pervers et débile », se contente-t-il de dire. Le juge a pourtant ordonné une injonction thérapeutique. « Il fait ça pour prouver que je ne suis pas malade. Mais ça va, je ne l’ai pas fait en bavant, hein. C’était juste un jeu à la con et malsain. »

Les policiers utilisent souvent les reflets des vitres du métro pour repérer les « frotteurs ». | Vincent Wartner / Riva Press pour Le Monde

Il est pourtant, ce jour-là, soupçonné d’avoir récidivé. « Monsieur, on est deux à vous avoir vu retirer votre main du pubis de la dame après vous êtes collé à elle », lui fait remarquer l’un des policiers. « Je ne vois pas à quel moment j’étais collé. Je n’ai rien fait », répond l’homme. La victime n’ayant pas pu être rattrapée, l’unité lui explique que, cette fois-ci, il ne craint rien. Mais l’avertit : « Il faut comprendre que pour les femmes que vous touchez, c’est une agression, ça les marque. Là, il n’y a pas de plainte mais si, à l’avenir, vous recommencez, on ne vous fera pas de cadeau. Vous avez deux enfants, vous n’avez pas l’air violent, faites-vous soigner monsieur. » L’individu se contente de hocher la tête. « Et ce n’est pas la peine de changer de ligne, on est déployé dans tout le métro », glisse un des policiers en s’éloignant.

Pendant toute la durée de la filature – environ trente minutes –, à aucun moment l’homme ne s’est aperçu qu’il était suivi. C’est ce que la police appelle « l’effet tunnel ». « Les frotteurs sont moins vigilants que les pickpockets car ils sont dans leur bulle. Une fois lancés, ils ne calculent plus ce qu’il se passe autour d’eux », décrypte un des agents.

« Je l’ai senti se frotter contre mes fesses. » Une victime de 22 ans qui a porté plainte

Le plus difficile pour la Blast, c’est d’obtenir de la victime – lorsqu’elle est majeure – qu’elle porte plainte. Une obligation pour pouvoir procéder à une interpellation. « Dans les trois quarts des cas, les victimes refusent, déplore un policier. Par manque de temps, mais aussi parce qu’elles n’osent pas ou parce qu’elles ont honte. » Parfois, aussi, parce qu’elles ne remarquent pas qu’un homme utilise une partie de leur corps comme objet sexuel. « Une fois, on chope un mec qui se frotte sur une femme, se souvient l’un d’eux. On va voir sa victime qui refuse de porter plainte. Là, on lui dit : Regardez madame, vous avez une marque blanche sur votre pantalon. Quand elle a compris que le mec lui avait éjaculé dessus, elle a hurlé, en disant qu’elle voulait porter plainte. »

Pour inciter les victimes, il arrive à des policiers de jouer sur la corde sensible. « Imaginez s’il s’en était pris à votre enfant », tentent certains. D’autres expliquent qu’en cas de plainte, l’ADN est prélevé et l’homme fiché. « Ce qui peut être utile s’il commet un jour un viol. »

Ce soir-là, à la station Anvers, la victime de Rodrigue, une étudiante de 22 ans, ne subissait pas sa première agression dans les transports en commun. Cette fois, elle a « tout de suite compris » : « Je l’ai senti se frotter contre mon dos et mes fesses. » Elle a décidé de porter plainte. « C’est gravissime en 2017 de ne pas pouvoir prendre les transports en commun tranquillement », relève-t-elle d’un ton neutre, sans laisser paraître la moindre émotion. Avant d’admettre : « Je suis choquée de ne pas être choquée. »