Maaouia Chourabi a les traits tirés. La fatigue, il l’avoue, le mine avec toutes ces nuits « aux deux ou trois heures de sommeil seulement ». Le sexagénaire arpente à petits pas les trottoirs de l’avenue Bourguiba, la principale artère de Tunis, aux terrasses de café bondées. Il a accepté cette rencontre car il veut lutter contre l’oubli, l’indifférence dans lesquels sombre la tragédie de son fils, Sofiène Chourabi, célèbre journaliste tunisien disparu en Libye en septembre 2014 en compagnie de son collègue, le caméraman et photographe Nadhir Ktari. Les deux reporters s’étaient rendus en Cyrénaïque libyenne (est) pour le compte la chaîne de télévision First TV.

Deux ans et demi plus tard, un épais et douloureux mystère continue d’entourer leur histoire. Ont-ils été exécutés par l’organisation Etat islamique (EI), comme l’affirment certaines versions, la plus récente ayant été rapportée le 7 janvier par la télévision libyenne Libya Al-Hadath ? Ou sont-ils toujours en vie comme l’espèrent anxieusement les familles ?

L’incertitude soumet les proches à un insoutenable calvaire. « Nous vivons un enfer, c’est très dur », soupire Maaouia Chourabi. Sami Ktari, le père de Nadhir, rencontré séparément, est lui aussi désemparé : « Tant que je n’aurai pas vu le cadavre de mon fils, je ne croirai pas en son décès. » Les deux pères ne sont pas tendres avec les autorités tunisiennes, qu’ils accusent de ne pas être à la hauteur du drame. « On se moque de nous ! », grince Maaouia Chourabi. « Ils ne sont pas sérieux », enchérit Sami Ktari. Face à cette Libye voisine disloquée en milices rivales, Tunis a étalé en l’espèce son impuissance.

Espoirs douchés

Sofiène Chourabi, âgé de 32 ans au moment de sa disparition, est un journaliste de combat. Il avait été un blogueur anti-Ben Ali en vue avant la révolution de 2011. Il avait conservé son esprit frondeur, critiquant sans ménagement le parti islamiste Ennahda qui dirigeait le gouvernement de coalition au pouvoir à Tunis entre fin 2011 et début 2014. A First TV, Sofiène est le journaliste vedette de « Dossiyates », une émission qui explore des sujets sensibles. En cette fin d’été 2014, il décide de partir en Libye enquêter sur le Croissant pétrolier, la principale plate-forme d’exportation du brut libyen située entre Syrte et Benghazi. Il est accompagné de son copain et collègue Nadhir Ktari. Les deux journalistes font le voyage en voiture, traversant la frontière terrestre tuniso-libyenne de Ras-Ajdir et sillonnant le littoral libyen sur près de 800 km vers l’est.

Le 3 septembre, ils sont arrêtés à Brega, l’un des terminaux du Croissant, par la garde des équipements pétroliers (Petroleum Facilities Guards), alors dirigée par le milicien Ibrahim Jadhran. Ils sont libérés quatre jours plus tard, le 7 septembre, après vérification de leur identité de journalistes. L’incident sonne comme un coup de semonce. Il confirme les dangers encourus en Libye depuis que la guerre civile a éclaté durant l’été 2014 entre factions issues de la révolution anti-Kadhafi. D’un côté, le bloc politico-militaire Fajr Libya (« aube de la Libye ») à inclination islamiste qui s’impose à Tripoli (ouest) ; de l’autre, le camp anti-islamiste replié à Tobrouk (est) et coalisé autour du général Haftar (devenu depuis maréchal), le chef en titre de l’armée nationale.

Dans ce contexte sécuritaire en pleine dégradation, le plan des journalistes est de retourner sans tarder en Tunisie. Après une nuit passée dans un hôtel d’Ajdabiya, à 80 km à l’est de Brega, ils prennent la route le 8 septembre en direction de l’aéroport international de Labraq, seul moyen de regagner la Tunisie par les airs. Ils n’ont plus que 150 km à parcourir vers l’est, le cœur de la Cyrénaïque. On ne les reverra plus. Ils ont été de toute évidence enlevés par une milice en cours de route. Commence alors à Tunis le pénible feuilleton, éprouvant pour les familles, des rumeurs, de l’intox, des intermédiaires sulfureux, des commentaires faussement rassurants des autorités tunisiennes, des espoirs douchés en permanence.

Revendication de l’Etat islamique

Deux ans et demi après, aucune certitude ne s’est encore imposée, même si le pire est à craindre. Mais comment en convaincre les familles sans preuves ?

La pièce la plus récente versée au dossier date du 7 janvier quand une émission de la télévision libyenne Libya Al-Hadath, chaîne contrôlée par le camp du maréchal Haftar, a diffusé le témoignage d’un détenu libyen de l’EI affirmant que les deux journalistes tunisiens avaient été exécutés à Derna, une ville de Cyrénaïque qui vivait jusqu’en juin 2015 sous la férule de la branche libyenne de l’organisation d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Quel crédit apporter au témoignage d’un prisonnier sujet à toutes les pressions possibles ? Ce n’est pas la première fois que la responsabilité de l’EI est mise en question.

En avril 2015, des journalistes tunisiens brandissent les portraits de Sofiène Chourabi et Nadhir Ktari disparus en Libye en septembre 2014. | FETHI BELAID/AFP

Le 29 avril 2015, le ministère de la justice du camp de Tobrouk avait diffusé un communiqué prétendant, sur la foi d’une confession de détenus égyptiens de l’EI, que Sofiène Chourabi et Nadhir Ktari avaient été assassinés par l’organisation djihadiste en compagnie de cinq autres journalistes libyens, des membres d’une équipe de la télévision locale Barqa TV. Selon ce témoignage, les corps auraient été enterrés à Derna. Le juge d’instruction tunisien chargé du dossier, Mohamed Al-Melki, a pu rencontrer lors d’un déplacement en Cyrénaïque en mai 2015 ces détenus de l’EI qui lui ont répété la même version des faits. Quelques mois plus tôt, le 8 janvier 2015, un document imputé à l’EI avait revendiqué l’assassinat des deux journalistes. Mais son authenticité fait débat.

Tous ces doigts pointés vers l’EI ne parviennent pas à convaincre Sami Ktari, le père du caméraman. « J’ai l’impression que cela camoufle d’autres responsabilités », confie-t-il.

Utilisation cynique

Au fil de ces deux ans et demi d’attente angoissée des familles, la gestion du dossier par les autorités tunisiennes a été assez calamiteuse. Leur volonté d’entretenir l’espoir alors qu’elles ne détenaient en fait aucune information sérieuse a ajouté à la douloureuse confusion. Ainsi le ministre des affaires étrangères alors en poste, Taïeb Baccouche, affirmait en septembre 2015 disposer de « preuves irréfutables » que les deux journalistes étaient toujours « vivants » et que leur retour au pays était imminent. Il n’en a rien été. Selon des sources bien informées, un homme d’affaire tunisien, Shafiq Jaraya, proche des milieux islamistes libyens, s’est invité dans les discussions en coulisse en prétendant détenir les clés d’une issue positive. Il affirmait notamment pouvoir obtenir une intervention fructueuse de la part d’Abdelhakim Belhadj, un ancien chef du Groupe islamique combattant libyen (GICL) lié à Al-Qaida –, reconverti après 2011 dans les institutions de la transition post-Kadhafi. Là encore, les familles ont dû déchanter.

Tout s’est passé comme si la tragédie de Sofiène Chourabi et Nadhir Ktari avait été cyniquement utilisée par les diverses factions libyennes – partisans ou adversaires du général Haftar – pour faire reconnaître leur légitimité par les autorités de Tunis, lesquelles étaient en quête désespérée d’interlocuteurs dans ce puzzle politique éclaté qu’est devenue la Libye. Et le plus douloureux pour les familles sont ces soupçons que le drame pourrait trouver son origine en Tunisie même. Sofiène Chourabi, journaliste qui avait enquêté sur des trafics d’armes en provenance de Libye et d’Algérie et s’intéressait à divers scandales, « avait beaucoup d’ennemis en Tunisie », souligne son père. « Il y a des gens ici qui voulaient s’en débarrasser », assure-t-il. Fondé ou pas, le doute ajoute son poison au supplice d’une attente sans fin.