L’acteur et humoriste Mohamed Fellag, le 21 août 2012, à l’Hôtel Gantois de Lille. | FRANCOIS LO PRESTI / AFP

Je ne serais pas arrivé là si…

… Si je n’avais pas vu les films de Charlie Chaplin à l’âge de 10 ans dans un cinéma miraculeux construit en préfabriqué dans un coin de la cour de mon école primaire. On était en 1960, sous l’Algérie française. Tous les jeudis, pour 20 centimes, nous avions une séance avec toujours cinq, six, voire dix petits films de Chaplin suivis d’un long-métrage. J’y allais à chaque fois.

Quel effet vous faisait Charlot ?

Il a bouleversé ma vie. J’étais un gamin très timide et Charlie Chaplin, avec son cinéma muet, m’a donné la parole. Son univers me rendait tellement heureux, tellement enchanté, que le soir, je racontais tout ce que j’avais vu à ma famille. Je leur jouais des scènes, ils riaient tellement que j’étais bouleversé de prendre la parole en public ; auparavant j’étais incapable de dire une blagounette.

Je racontais aussi la séance à mes copains. Puis j’inventais des histoires totalement surréalistes qui les faisaient mourir de rire et moi aussi ! Je ne comprenais pas comment je pouvais avoir la capacité d’improviser. Sans tout cela, je ne serais pas devenu acteur. A partir de 12-13 ans, c’était le métier que je voulais faire.

Parliez-vous de ce souhait à vos parents ?

Non, ils étaient très loin de cet univers et en plus c’était la guerre à ce moment-là. Mon père était technicien en hydraulique et militant clandestin du Front de libération nationale (FNL). Menacé par les militaires, il nous a emmenés, moi et mon petit frère, à Alger chez une tante, pour nous protéger et pour que nous allions à l’école.

Parfois, il venait dans la nuit nous embrasser. J’ouvrais les yeux, je voyais l’image de mon père et le lendemain matin, heureux, je me réveillais pour le petit-déjeuner mais je ne trouvais pas mon père. Je demandais à ma tante où il était : « Il est venu mais il est reparti. »

En 1962, vous aviez 12 ans quand l’Algérie devient indépendante, quelle image vous revient ?

C’était extraordinaire, un moment de réjouissance absolue. Il y avait de l’espoir. Pendant trois jours, je n’ai pas dormi. On dansait, on chantait. Je me suis retrouvé en pleine nuit à 70 kilomètres de chez moi, à force de marcher et de monter dans les bus et les camions.

L’engagement de mon père mais aussi de ma mère m’avait nourri. J’ai vu la joie de mes parents. Sur le balcon, ils avaient mis des drapeaux et chez nous, il y avait des officiers supérieurs que connaissait mon père. Ils rentraient du maquis pour fêter ça.

Parmi eux, il y avait des Français, dont un jeune officier qui avait essayé de sauver des gens. Il m’a fait la bise. Ma mère m’a expliqué que c’était un copain de mon père, qu’ils s’étaient échangé des infos. Ce Français m’a donné une pièce de 5 francs ! C’était extraordinaire, on pouvait s’acheter plein de bonbons avec une telle somme !

A la mort de votre père, vous vouliez arrêter vos études et travailler…

Mon père est mort d’un accident de la route quand j’avais 15 ans. Ma vie a été complètement chamboulée. Pour aider ma mère, je voulais travailler. Elle m’a dit : « Il n’en est pas question ! Toi, ton truc, c’est d’aller à l’école tous les matins et de bien travailler. »

Après le décès de mon père, j’étais tellement désaxé que je n’allais plus à l’école. Je traînais. L’école a écrit à ma mère. Elle m’a mis une gifle (la seule que j’ai reçue). Je suis reparti à l’école et je suis devenu premier de la classe.

Ma mère nous a toujours poussés, moi, mes trois frères et mes trois sœurs, à faire des études. Toute seule, avec une miséreuse pension, elle nous a élevés. Je ne sais pas comment elle s’est débrouillée. J’ai poursuivi mes études jusqu’à 18 ans. Puis j’ai vu dans le journal qu’une école nationale de théâtre était créée. Je lui ai dit : « Maman, je veux être comédien. »

Que vous a-t-elle répondu ?

Fais ce que tu veux, mais fais-le bien.

Quel souvenir avez-vous de cette période où vous intégrez l’école d’art dramatique à Alger et de vos débuts au théâtre national ?

La période des études était un vrai bonheur. Il y avait une bibliothèque magnifique où l’on trouvait tout le théâtre du monde : j’étais tout le temps dans les livres. Ensuite, quand je suis devenu professionnel, j’ai trouvé que le théâtre national était un peu conservateur, vieillot. Avec les copains, j’avais envie d’inventer, de jouer de nouveaux auteurs avec une nouvelle esthétique, une nouvelle énergie.

Des enseignants français, coopérants, qu’on appelait les « pieds rouges » car ils étaient souvent de gauche, communistes, nous ramenaient des pièces de théâtre, des revues. Je découvrais ce qui se passait en France, en Amérique, l’écriture collective.

Dans les années 1970, j’ai quitté le théâtre national pour fonder une compagnie avec d’anciens élèves. On écrivait des spectacles, on partait en tournée. La compagnie était subventionnée par le ministère de la jeunesse. Ce fut un moment très joyeux, inventif. On jouait dans des prisons, dans des usines…

Pourquoi décidez-vous ensuite de partir au Canada ?

Parce que le pays commençait à se refermer sur lui-même, comme une huître. L’Algérie ne voulait plus de films étrangers, américains ou européens. Pareil pour les livres, les disques. A cause de mes ambitions d’un théâtre de liberté, voire libertaire, on a eu des problèmes avec l’Etat, la police. Cela devenait très tendu. Je me suis dit, si je reste là, à 30 ans je suis foutu. Il fallait que je parte.

Et pourquoi le Canada ?

Tout simplement parce qu’en 1978, nous étions encore trop proches de l’indépendance. Je connaissais la France, j’y avais passé huit mois. Les Algériens rasaient encore les murs, l’histoire commune était encore à fleur de peau. Il n’y avait pas de possibilité pour un acteur d’origine algérienne de s’exprimer. La « bougnoulite » était encore présente.

J’ai choisi un pays « neuf » et suis parti à Montréal. Pendant trois ans, j’y ai fait plein de petits boulots et je lisais, j’allais voir du théâtre, du cinéma pour me remplir. Puis je suis allé à Paris où j’ai enseigné, peint, fait des stages de clown et où j’étais un « spectateur professionnel », sans cesse au théâtre et au cinéma.

Qu’est-ce qui vous décide finalement à retourner en Algérie ?

En 1984, j’ai joué un premier one-man-show à Paris dans des petites salles tout en continuant à travailler. Cela m’avait donné envie de refaire du théâtre. En septembre 1985, je suis reparti à Alger dans l’idée d’y rester deux semaines pour voir ma famille.

Les choses avaient beaucoup changé. Il y a eu une sorte de parenthèse positive. J’étais heureux de revoir mes copains et de merveilleux spectacles. Une pièce d’Eduardo de Filippo se montait au théâtre national d’Alger. Le comédien qui devait tenir le rôle principal est tombé malade. On m’a demandé de le remplacer. J’ai accepté, puis j’ai été engagé sur une autre pièce, puis sur un film… Donc je suis resté.

Pourquoi choisissez-vous le seul en scène et l’humour ?

Il y a deux raisons à cela. La première est qu’après sept ans d’absence, je me retrouvais dans une autre Alger, plus ouverte. Dans la rue, il y avait un humour incroyable parce que la vie avait changé. Les gens inventaient une autre manière de regarder le monde, s’amusaient de tous les problèmes de la société.

Et puis j’aimais beaucoup ce que faisaient Desproges, Bedos, Devos, Rufus et le merveilleux Bernard Haller. Mais c’est le personnage de Sol joué par Marc Favreau – l’un des plus grands clowns –, découvert lorsque j’étais au Québec, qui m’a donné envie de jouer seul.

Et les événements du 5 octobre 1988 et ses 650 morts m’ont décidé. C’était le premier « printemps arabe ». Je voulais absolument raconter, au-delà de la pesanteur politique, le pourquoi profond de la révolte du peuple, son mal-être. J’y ai répondu avec un spectacle : Cocktail Khorotov.

Pantalon large, bretelles, chapeau, quand avez-vous choisi cette tenue de scène « clownesque » ?

Depuis toujours. C’est un hommage à Charlot. Je voulais faire partie des clowns universels – dont je me considère comme le petit frère – et faire entrer des histoires algériennes dans ce costume pour les rendre familières.

Le succès est venu très vite. Est-ce parce que vous avez été le « premier psychiatre du pays » ?

J’ai reçu le succès de Cocktail Khorotov comme un électrochoc. Je ne m’y attendais pas. On était dans la thérapie, la catharsis. Je voulais donner du rire, du courage, de l’espoir, de l’amour. J’ai choisi de raconter la vie des gens sans aucun tabou politique, social, sexuel et en utilisant la langue de la rue, c’est-à-dire un mélange d’arabe, de kabyle et de français.

Avant que le pays tombe dans une violence terrifiante, j’étais heureux comme tout. Il y avait la queue tous les jours devant le théâtre.

Vous évoquez souvent les relations hommes-femmes…

J’ai toujours défendu l’idée que la séparation entre les hommes et les femmes est le gros, gros problème du pays, la calamité. C’est comme si on séparait les poissons et la mer.

C’est de là que vient l’autoritarisme, même celui de l’Etat. Nos hommes politiques, mais aussi les gens du peuple, sont fermés sur eux-mêmes, mal dans leur peau, parce qu’il y a deux univers. Il manque la douceur, la compréhension, le dialogue, le partage qui ensuite donne le respect, la tendresse qui rend un peuple plus doux, plus intelligent, plus compréhensif.

Arrive cet événement de 1995, avec une bombe qui explose dans le théâtre où vous jouez…

C’est une erreur qui a été reprise dans plusieurs médias. Il y a bien eu une bombe, mais je n’y jouais plus depuis trois mois, j’étais en Tunisie. C’est le lieu qui a été visé, en tant que lieu de culture. Le pays était entré dans une violence absolument inouïe. Beaucoup de personnes ont été assassinées, dont des artistes, des poètes, etc.

En 1995, la situation était terrifiante. Il n’y avait pas d’autre solution que de partir. J’avais peur pour ma vie et pour les miens. Et puis, on ne pouvait plus travailler. On ne pouvait plus jouer, tourner un film dans la rue, danser, faire des expositions. J’ai joué jusqu’à la limite du possible puis je me suis dit : « Il faut que je parte. »

Menacé par les islamistes, vous vous exilez en France.

Je savais que je partais pour très longtemps. Le centre culturel algérien en France m’a proposé une tournée. Elle a bien marché. Je suis resté et j’ai fait venir ma femme et mon fils. En jouant ici, j’ai trouvé naturellement l’idée de raconter les deux pays, le croisement entre l’Algérie et la France.

Qu’est-ce qui a contribué à votre succès ?

En 1997, j’ai écrit Djurdjurassique Bled, que j’ai joué à Grenoble. Puis, l’association culturelle berbère a organisé dix jours de représentations dans un petit théâtre à Paris. Un journaliste est venu et a fait une page dans Libération.

Le lendemain, le directeur du Granit, le théâtre de Belfort, vient me voir et achète le spectacle. Quelques jours plus tard, Gabriel Garran me programme pendant un mois au Théâtre international de langue française. Tout est parti de là. Ensuite, Peter Brook m’a pris aux Bouffes du Nord.

Comment avez-vous vécu la série d’attentats qui a touché la France ?

Je l’ai ressentie comme un séisme, comme si la bombe atomique de Hiroshima venait d’exploser sous moi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je refais ce spectacle de best of. J’ai repris tout ce qui résonne le plus aujourd’hui dans ce que je jouais il y a vingt ans.

Avant, je racontais cela comme quelqu’un qui venait d’une petite planète où il s’est passé des horreurs. Cela restait loin. Aujourd’hui, émotionnellement, tout le monde sait de quoi il s’agit. Charlie Hebdo, le Bataclan, Nice… il y avait une nécessité pour moi de coller à cette douleur-là et de rappeler comment les peurs, malheureusement, voyagent.

Quand vous avez entendu Emmanuel Macron dire que la colonisation était un crime contre l’humanité, quelle a été votre réaction ?

C’est un fonds de commerce des deux gouvernements. A chaque fois qu’ils en ont besoin, ils ressortent le dossier. En tant que candidat à la présidentielle, aller en Algérie pour dire cela, c’est – excusez-moi du terme – con. Il aurait dû dire : si je suis élu, nous allons créer des relations très fortes ensemble, se faire la bise et oublier.

Mais l’oubli, ce n’est pas possible…

Non, on n’oublie pas mais on tire un trait et on parle du futur, de l’avenir. Ce qui me met en colère, c’est qu’Emmanuel Macron a appuyé sur la plaie. Exactement sur ce qui ne fonctionne pas, et pour l’Algérie et pour la France. Cela ne fait pas avancer le schmilblick.

Or c’est cela qui est essentiel. L’histoire, on la connaît, on sait très bien tout le mal qui a été fait. Maintenant, on fait quoi ? Il faut construire. L’Algérien qui est né le jour de l’indépendance a aujourd’hui 54 ans. Il n’a pas passé sa vie à se dire : « Merde, la France ne nous a pas fait d’excuses. » Il se dit : je veux du boulot, un logement, une bonne école pour mes enfants, un enseignement libre, critique, ouvert sur le monde, etc.

Vous dites : « L’arrachement à ma terre est une maladie d’amour inguérissable » ?

Oui, cela reste toujours difficile. J’aurais profondément aimé ne jamais avoir à quitter l’Algérie. Jusqu’à l’os. Avant d’entrer dans l’œil du cyclone, c’était mon pays, ma famille, ma terre, mes amis, c’était tout. J’étais heureux d’être comédien au théâtre national d’Alger. Je suis content d’être en France aujourd’hui. Mais je vivrai avec ce manque abyssal. Je le considère comme la mort d’une enfance qui s’est faite très tard.

« Bled runner », de et avec Fellag, mise en scène Marianne Epin, au théâtre du Rond-Point à Paris, du mardi au dimanche à 18 h 30 jusqu’au 9 avril (relâche le 7 mars). Puis en tournée : le 15 avril à Beaune, du 25 au 27 avril à Nîmes, le 11 mai à Grenoble, le 23 mai à Antibes, les 24 et 25 juin aux Nuits de Fourvière à Lyon.

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