Quel bel hommage rendu à René Rémond, l’auteur de l’ouvrage de référence sur les droites en France (1954)… Au-delà de la dédicace, l’historien Gilles Richard entérine ici, dans sa version de l’histoire des droites, plusieurs conclusions de celui qui fut son directeur de thèse. De même que René Rémond contestait l’unité de la droite et distinguait trois familles – le légitimisme, l’orléanisme et le bonapartisme –, Gilles Richard insiste sur cette définition plurielle de la droite. Il suit, en outre, son aîné dans son refus de substantialiser « droites » et « gauches », et réaffirme l’exigence d’en faire des catégories mouvantes, qui se transforment les unes au contact des autres.

Mais là s’arrête sa filiation. En effet, si pour René Rémond, le schéma tripartite est valable jusqu’à nos jours, pour Gilles Richard, 1914 marque une rupture fondée avant tout sur une divergence méthodologique. Alors que le premier rattachait l’action des dirigeants de droite à des traditions de pensée pour en établir une généalogie, le second explique les faits par leur contexte et se réfère davantage à Marc Bloch selon qui « les hommes sont plus les fils de leur temps que de leurs pères ». L’universitaire Gilles Richard, qui enseigne à Rennes-I, insiste donc plus sur les ruptures que sur les traditions et continuités. Par exemple, il définit le gaullisme comme une famille politique sui generis et refuse d’en faire, comme René Rémond, un avatar de la tradition bonapartiste.

Dans cette perspective, l’historien identifie trois « questions » successives depuis la Révolution : la « question du régime » de 1789 à 1871 ; la « question sociale » de 1871 aux années 1980 ; la « question nationale », cette dernière étant, selon lui, centrale aujourd’hui. En somme, les recompositions partisanes se produisent dès lors que convergent des comportements individuels autour d’une « question ».

A la recherche d’un grand parti

Quant à l’unité des droites, Gilles Richard montre sur le temps long qu’elle a toujours été recherchée mais rarement réalisée : de la Fédération républicaine de Méline (créée en 1903) aux Républicains (LR) au début du XXIe siècle, en passant par le Centre national des indépendants et paysans (CNIP), la volonté de bâtir un « grand parti » à l’anglo-saxonne a toujours été une ambition de la plupart des leaders de la droite républicaine.

C’est à ce titre que l’auteur s’emploie à réévaluer l’importance du CNIP, fondé en 1949 par Roger Duchet et René Coty, aujourd’hui disparu de la mémoire collective et occulté par le mythe gaulliste. D’une part, parce que le CNIP fut le premier parti de France au milieu des années 1950 et proche de réaliser l’union des droites derrière Antoine Pinay. D’autre part, parce que ce parti accueillit des dirigeants importants, comme Jean-Marie Le Pen, élu député de la Seine en 1958 sous l’étiquette CNIP. Rappelons aussi que le parti de Valéry Giscard d’Estaing, les Républicains indépendants, est issu d’une scission du CNIP en 1962.

L’auteur cherche aussi à dissiper le « roman gaullien » sur l’arrivée en 1958 au pouvoir du général de Gaulle, considéré dans l’Histoire comme un homme providentiel, alors que sans René Coty et Antoine Pinay, son retour était loin d’être acquis. C’est bien l’union – certes conjoncturelle – des droites qui a permis au héros de la Libération d’accéder à la plus haute fonction de l’Etat. Union toutefois incomplète et de courte durée, étant donné que les partisans de l’Algérie française ne lui pardonneront jamais sa politique algérienne.

Que faire du clivage droite(s)-gauche(s) ?

Mais la singularité de cet ouvrage est ailleurs. Pour l’auteur, 1958 ne constitue pas une véritable rupture : la réforme constitutionnelle germait dans les esprits depuis plusieurs années, et la décolonisation était déjà engagée. Gilles Richard voit dans l’année 1974 « le point de départ de notre présent politique ». Avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à l’Elysée, la famille libérale l’emporte sur le gaullisme. Gilles Richard substitue ainsi au schéma tripartite de René Rémond une division des droites en deux tendances : une « droite libérale » et une « droite gaulliste » de 1945 à 1974 ; une « droite libérale » et une « droite nationaliste » à partir de la percée du Front national (FN) aux européennes de 1984. Les trois cohabitations (1986-1988, 1993-1995, 1997-2002) et le renoncement de la gauche mitterrandienne à incarner l’alternative au néolibéralisme de l’UDF et du RPR aboutissent à la remise en cause du clivage gauche(s)-droite(s). Le jugement est sans appel : « Le clivage structurant l’histoire de la République depuis ses débuts a aujourd’hui cessé d’organiser la vie politique française. »

On reste cependant dubitatif sur trois points : d’abord, Gilles Richard, exempt de complaisance envers les Le Pen, refuse de qualifier le FN de parti d’extrême droite, lui préférant l’expression de « parti nationaliste », au nom, selon lui, d’une conception plurielle de la droite. Ne cherche-t-il pas là à normaliser le FN ? Ensuite, lorsqu’il réduit l’influence de Patrick Buisson, ancien conseiller de Nicolas Sarkozy pendant son quinquennat, entend-il par là diluer les pratiques et positions pour le moins sordides de l’ancien directeur de Minute et actuel patron de la chaîne Histoire ?

Enfin, si le clivage entre les pro et les anti-mondialisation existe, le tenir pour central risque d’occulter une réalité infiniment plus complexe dans laquelle la question sociale est loin d’avoir disparu. Le tenir également pour central fait encourir le risque d’oublier que la définition d’un clivage n’est jamais une description neutre et objective de la réalité mais l’un des outils dont dispose le politique pour conformer celle-ci à son projet.

Histoire des droites en France, de Gilles Richard, Perrin, 592 p., 27 euros.