Farhi Rabah, 49 ans, enrage. « J’ai toujours voté depuis mes 18 ans, mais là, franchement, je suis de plus en plus dégoûté par les politiques. » A Roubaix, cette parole n’est pas rare. Dans cette ville du Nord, ancien bastion de l’industrie textile dont ne subsistent aujourd’hui que les nombreuses usines en brique reconverties en lieux culturels, commerces ou lofts, les élections ne mobilisent plus : sept électeurs sur dix à la dernière présidentielle en 2012, à peine quatre sur dix aux municipales de 2014. Au point que Roubaix, un peu moins de 100 000 habitants et ville parmi les plus pauvres de France, a parfois été surnommée « capitale de l’abstention ».

« On n’est que des pions, poursuit Farhi Rabah. Regarde les ouvriers, c’est eux qui font tourner la France et rien n’a changé pour eux depuis cinq ans. Ils vivent toujours dans la misère avec 1 000 euros par mois. » Aucun candidat à la présidentielle ne trouve grâce aux yeux de cet habitant du Pile, un quartier populaire de Roubaix fait d’étroites maisons de brique. « Le dernier président correct, c’était Mitterrand. » Alors Farhi Rabah le dit tout net : « Je voterai blanc aux deux tours, je m’en fous de Marine Le Pen. » Et puis, lui, le fils d’une Française et d’un Kabyle, trouve que la présidente du Front national a « de bonnes idées ». « C’est son programme trop porté sur l’immigration qui m’empêche de voter pour elle. »

Sofiane Bensalem s’en moque également, des bons sondages pour Marine Le Pen. Pour lui aussi, ce sera abstention aux deux tours. « Si elle est élue, qu’est-ce que ça peut me faire, à moi, petit intérimaire ? Je ne me sens pas concerné. Qu’elle passe ou non, ça risque de ne rien changer », lâche froidement ce Roubaisien de 24 ans.

« Si j’y vais, je voterai blanc »

A l’Alma, quartier populaire à la périphérie nord de Roubaix, le mercredi, c’est jour de marché. Chantal Darques s’agite derrière un étal de poissons. Pas de lotte ni de bar d’élevage, plutôt du merlan et de la sardine à 4 ou 5 euros le kilo. Elle aussi affirme avoir toujours voté. Mais là, elle « ne pense pas y aller ». « Il n’y a rien qui me convient, je suis très très déçue par la politique. Si j’y vais, je voterai blanc », assure cette femme de 62 ans qui est sortie de sa retraite il y a peu pour arrondir ses fins de mois.

Quelques militants tentent néanmoins de lutter contre l’abstention. Bruno Lestienne, salarié du collectif de quartier de l’Hommelet, a lancé la campagne « Je pense donc je vote » lors du second tour Chirac-Le Pen, en 2002. Porte-à-porte, vidéos, cafés citoyens… il n’a depuis cessé de convaincre les Roubaisiens à s’inscrire sur les listes électorales. Mais, il l’avoue, lassitude et impuissance commencent à l’emporter.

« Ces dernières années, l’abstention est vraiment affirmée, constate-t-il. Les habitants sont en attente de solutions immédiates qui ne viennent pas, et donc la déception est plus grande. »

« Abstention active »

Ali Rahni, de son côté, milite au sein de l’association Nouveau regard sur la jeunesse. « J’entends de plus en plus de Roubaisiens nous dire : “Rien à foutre, voter ça ne changera rien pour moi”, explique cet éducateur spécialisé. Les gens sont désabusés, il y en a même qui font de l’abstention active, qui revendiquent de ne pas aller voter. » Dans les semaines à venir, l’association distribuera 10 000 tracts, collera des affiches et fera campagne sur Facebook pour inciter les Roubaisiens à se rendre aux urnes.

Eux pensent voter blanc au second tour, dans l’hypothèse où leur favori ne serait pas qualifié pour le 7 mai. Comme Thierry Maricourt, venu aux Trois-Ponts, un quartier du sud de Roubaix, vanter le programme de Jean-Luc Mélenchon. « Si on a un second tour Fillon-Le Pen, je ne peux pas prendre position », soutient le sympathisant de La France insoumise, alors que deux pelleteuses s’emploient, non loin de là, à faire disparaître les gravats de deux tours d’habitation. « En 2002, pourtant, j’avais voté Chirac sans hésitation. » Bénédicte Allard aussi. Elle s’en souvient. « Mais Fillon, c’est pire que Chirac, il a des propositions trop extrêmes, fait valoir cette chargée d’opérations dans l’immobilier. Et puis là, avec les dernières affaires, je suis écœurée par la tournure que prend la campagne. »

Attablé au café Le Broutteux, près de la station de métro Eurotéléport, Jonathan Delecroix, 35 ans, a toujours voté à gauche. « Je suis un enfant de 1981 », justifie-t-il. Mais si Emmanuel Macron, le candidat qu’il soutient « par stratégie », n’était pas qualifié pour le second tour, il ne répondrait pas aux appels à faire barrage au FN. « J’ai voté contre Le Pen en 2002, mais là, je voterais blanc. Je n’aurais pas la malhonnêteté intellectuelle de soutenir Fillon, le candidat du ni-ni, argue ce médiateur social en milieu scolaire. Les choses ont changé depuis quinze ans, les frontières entre la droite et l’extrême droite sont moins claires. »