Eric Ruf le 15 janvier 2016 à Paris. | MARTIN BUREAU / AFP

« Tiens, c’est drôle, il y a une sorte de parité qui s’est faite… » Comme l’on dirait en descendant dans son jardin, « tiens, les fleurs se sont ouvertes », l’administrateur de la Comédie-Française Eric Ruf, âgé de 47 ans, observe l’air de rien la révolution douce qui s’est accomplie dans l’institution théâtrale qu’il dirige depuis 2014 : il y a autant, et même plus de femmes que d’hommes à l’affiche de la saison 2016-2017. Question de talent, explique le comédien et metteur en scène qui refuse de « brandir le drapeau de la parité », citant « l’éternelle phrase de Molière » : « Il faut faire et non pas dire. » Il n’empêche, Eric Ruf assume sa volonté de mener une politique égalitaire dans un univers, le théâtre, qui ne l’est pas.

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Comment fabrique-t-on une saison paritaire, à la Comédie-Française ?

Je ne l’ai pas fait exprès, ce qui est plutôt rassurant. Cela veut dire que je suis plutôt le témoin d’une évolution, notamment dans la nouvelle génération. Quand je prépare une saison, je cherche des projets singuliers. Le premier réflexe que j’ai, c’est de choisir des artistes dont je sens qu’ils ont un rapport fertile aux comédiens, et ça, c’est un critère unisexe ! Ces dernières saisons, ce sont plutôt les jeunes femmes qui ont marqué le coup en faisant des choses retentissantes. Dans cette génération, il y a plus de talent chez les femmes que chez les hommes.

J’ai rencontré et programmé Marie Rémond, Julie Deliquet, Chloé Dabert, etc. Quand je les reçois dans mon bureau, je ne sens aucunement des jeunes femmes qui taperaient sur la table pour exiger leur dû… Je les trouve surtout assez impressionnantes. Quand Julie Deliquet a présenté la maquette de son spectacle Vania (d’après Oncle Vania) devant l’équipe du Français, elle a déroulé son projet avec une maîtrise étonnante. D’ailleurs Julie va revenir, je pense qu’elle est prête pour la salle Richelieu [la salle historique, où ont été présentés plus de 3000 textes du répertoire depuis 1680]. Il faut juste qu’elle abandonne son éternelle table de collectif, parce que dans un théâtre à l’italienne, cela bloque la vue [rires].

Qu’apportent selon vous ces artistes femmes ?

Prenons un exemple : je cherchais quelqu’un pour monter du Feydeau. Je connaissais Isabelle Nanty, elle a ce rapport à la vie, à l’humour qui me plaisait. En même temps, elle a ce côté norvégien qui la plombe, et elle n’a pas la carrière qu’elle mérite. Elle va donc mettre en scène L’Hôtel du libre-échange. Marie Rémond, elle, a fait le bonheur de cette maison avec son spectacle sur Bob Dylan - Comme une pierre qui… –, coécrit avec Sébastien Pouderoux. Je suis aussi en compagnonnage avec Chloé Dabert – elle sera au Français la saison prochaine –, que j’ai rencontrée au festival Impatience. Quant à Christiane Jatahy, qui présente actuellement La Règle du jeu, d’après le film de Jean Renoir, j’étais simplement amoureux de ses spectacles, c’est aussi simple que ça. Elle est tellement libre par rapport aux œuvres, alors qu’il existe souvent un respect à la lettre chez les metteurs en scène français. En ce sens, elle est exotique, et tellement pertinente ! Mais elle se serait appelée Markus Jatahy, cela aurait été la même chose…

Tout de même, on sent chez vous une attention à la question de la place des femmes…

Il faut dire aussi que j’ai eu plus de professeures femmes que d’hommes : Madeleine Marion, Catherine Hiegel, Joséphine Derenne… Au lycée, je faisais partie des deux ou trois garçons qui voulaient bien faire du théâtre au milieu d’un aréopage de filles – et avec un professeur de lettres qui était une femme. J’ai donc été nourri à l’autorité féminine, à un âge où je ne me posais pas la question de remettre ça en cause. Et les filles sont tellement plus douées, pour ce métier-là ! Mais il y a une injustice : au Conservatoire, les filles sont plus nombreuses, et l’on se retrouve à être un peu moins exigeant avec les garçons parce qu’il faut faire des promotions paritaires. Ensuite, dans la vie professionnelle, il y a plus de rôles pour les garçons dans le répertoire, ce qui dessert les filles…

Les femmes peuvent-elles jouer des rôles d’hommes ? En 1993, Maria Casarès avait interprété Le Roi Lear, dans la mise en scène de Bernard Sobel… Glenda Jackson vient de faire de même, à Londres, sous la direction de Deborah Warner…

Cela se fait parfois. Une comédienne de la troupe, Françoise Gillard, va remplacer un
comédien parti en tournée dans 20 000 lieux sous les mers, parce que ça l’intéresse, et aussi parce qu’elle est très douée physiquement et va pouvoir manipuler des marionnettes.

Dans le Lucrèce Borgia de Denis Podalydès, la comédienne Suliane Brahim jouait Gennaro à la création [elle a depuis été remplacée par Gaël Kamilindi]. Et je dis bravo Denis ! J’avais moi-même interprété ce rôle dans le passé et elle s’en est mieux sortie que moi. Pour jouer l’adolescence chez Victor Hugo, qui est toujours tétanisée, stupéfaite, on a tendance à y mettre du muscle quand on est un homme – d’ailleurs j’étais un jeune premier un peu musculeux. Suliane, elle, n’est pas encombrée par sa masculinité. Je lui ai entendu des accents de stupéfaction qu’un bonhomme ne pourrait pas avoir…

Par ailleurs, je rappellerai juste qu’à l’époque de Shakespeare, un homme pouvait jouer le rôle d’une femme tout simplement parce que les femmes ne pouvaient pas jouer. Ce n’était pas un point de vue libertaire…

Comment trouver davantage de rôles pour les comédiennes ?

Il existe quelques « tubes » de pièces avec de beaux rôles de femmes : La maison de Bernarda Alba, de Federico Garcia Lorca, que l’on a présenté en 2015, et le Dialogue des Carmélites, de Georges Bernanos, que l’on montera sans doute un jour. Je suis aussi attentif, quand je lis des pièces du répertoire – c’est un travail que je fais en ce moment avec la metteuse en scène Lilo Baur, par exemple, qui va sans doute revenir travailler dans cette maison, et nous réfléchissons sur Gorki, Hanokh Levin… – à cette question de trouver des rôles pour les comédiennes. Quand je suis allé outre-Rhin voir Katharina Thalbach [actrice et metteuse en scène allemande qui, à partir du 1er avril, met en scène La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de Bertolt Brecht, salle Richelieu], je lui ai demandé quels étaient les grands rôles pour des femmes de son âge. Elle m’a fait une liste de rôles que je ne connaissais pas, extraordinaires, issus de pièces russes ou allemandes.

La troupe de la Comédie-Française n’est pas paritaire…

Nous avons un gros tiers de femmes dans la troupe. C’est déjà très généreux, si je puis dire, au regard du répertoire qui comprend une grande majorité de rôles masculins. Arriver à la parité serait absurde. Ce serait joli sur le papier, mais s’il n’y a pas de rôles à
donner aux femmes, elles me demanderaient très vite pourquoi elles ont été
engagées, à quoi elles servent, etc. Mais la Comédie-Française reste une maison assez protégeante, où l’on peut traverser quelques creux de hamac moins difficilement qu’à l’extérieur. Les comédiennes peuvent faire des enfants, elles sont attendues à leur retour. La coopérative d’acteurs est très généreuse.

Concernant les femmes auteurs, les autrices : y a-t-il une possibilité de redécouvrir des œuvres qui auraient été gommées dans le passé ?

Au comité de lecture, qui lui est paritaire, nous travaillons sur le sujet, et nous allons essayer d’exhumer des pièces. Mais j’ai une responsabilité, notamment avec la salle Richelieu : si l’auteur (trice) est méconnu(e), il m’est difficile de remplir la salle. Dans ce cas-là, je dois être très vigilant à trouver un(e) metteur(e) en scène emblématique, pour attirer le public.

Est-ce que l’égalité d’accès aux moyens de production, entre les hommes et les femmes, est inscrite dans le cahier des charges de la maison ?

C’est inscrit dans les mœurs… L’égalité de salaires est la règle, et les doyennes ont été ces dernières années plus nombreuses que les doyens. Certes, le système des « feux » [le cachet que touchent les acteurs du Français à chaque représentation] favorise les hommes, puisqu’ils jouent plus que les femmes… Mais la différence n’est pas énorme. Encore une fois, je pense que le mouvement pour l’égalité est vraiment en marche, et irréversible, dans le milieu du théâtre. Les derniers des Mohicans à qui cette question donne encore des boutons sont de plus en plus regardés comme des momies.