Aurel

Dans le jargon judiciaire, on parle de « l’école JIRS ». Ou comment mener une instruction en utilisant des méthodes musclées. Perquisitions offensives, discussions limitées avec les avocats, détentions provisoires et gardes à vue étendues, recours régulier aux écoutes téléphoniques…

JIRS. Un acronyme désignant les juridictions interrégionales spécialisées mises en place en 2004 afin de lutter plus efficacement contre la grande criminalité, mais qui traitent aussi de la délinquance financière. Les huit JIRS implantées en France ont formé, en bientôt treize ans, une génération de nouveaux juges, dont Serge Tournaire est l’un des plus emblématiques représentants. Pour eux, il n’y a aucune raison de ne pas appliquer aux affaires politico-financières les méthodes employées avec succès contre le grand banditisme.

Certains anciens des JIRS forment même un cénacle. Ils se voient, s’entraident. Serge Tournaire a pu compter, dans le dossier Tapie, sur l’aide de Jean-Michel Gentil, ex-JIRS, qui lui a fait parvenir les agendas de Nicolas Sarkozy qu’il avait saisis dans le cadre de l’affaire Bettencourt alors instruite à Bordeaux…

Lui-même issu de la « filière JIRS », Charles ­Duchaine, qui a côtoyé Serge Tournaire dans le Sud, révèle : « On est une dizaine à avoir noué des liens amicaux, on fait des repas d’anciens de Marseille. Le point commun : avoir travaillé sur la criminalité organisée. C’est une espèce de club ! » Quant aux méthodes employées, le patron de l’agence nationale anticorruption les justifie : « Dans les dossiers, il ne faut pas s’attendre à des aveux, encore moins de la part des délinquants financiers ou des trafiquants de drogue. Serge Tournaire n’est pas un Saint-Just, il est simplement favorable, à juste titre, à une application de la loi dans toute sa rigueur. »

Mini-confrérie

Jean-Michel Gentil, à Bordeaux, a multiplié les opérations spectaculaires, ferraillé avec les avocats de la Sarkozie, afin de faire avancer l’affaire Bettencourt. Serge Tournaire, lui, n’a pas craint, dans l’affaire libyenne, de placer sur écoutes ­Nicolas Sarkozy et son avocat… Cette agressivité procédurale s’applique également à certaines règles, non écrites, longtemps en vigueur dans la magistrature. Par exemple cette fameuse « trêve judiciaire » en période électorale, dont les ­tenants de « l’école JIRS » ne veulent pas entendre parler, François Fillon en fait l’amère ­expérience…

Du coup, c’est une mini-confrérie qui s’est ­formée. Car ces juges d’élite se soutiennent sans réserve. Beaucoup d’avocats voient d’un mauvais œil cette nouvelle vague de magistrats, ces juges qui se méfient tant d’eux, et l’assument… « Souvent, lors d’une procédure longue, il peut se créer quelque chose entre un juge et un avocat. Beaucoup d’avocats cherchent à user de cette ­situation humaine et affective », explique Charles Duchaine.

Devant les cabinets de ces magistrats d’un nouveau genre, les avocats trouvent donc souvent porte close, au sens propre du terme. Tout le contraire d’un Renaud Van Ruymbeke, figure emblématique de la justice financière, qui privilégie le dialogue avec les avocats. La vieille école, en quelque sorte… Tournaire semble glacial et fermé, quand Van Ruymbeke est chaleureux et ouvert. Ces deux figures du pôle financier sont aux antipodes, et pas seulement parce que leurs cabinets sont situés aux deux extrémités du 3e étage… Leurs divergences sont devenues publiques, début février, lorsque Van Ruymbeke a refusé de signer l’ordonnance de renvoi de Nicolas Sarkozy devant le tribunal dans l’affaire Bygmalion, que Tournaire a donc dû parapher, seul…

« Ils sont différents, question de tempérament et de méthode », concède Charles Duchaine. « Ce sont les deux têtes d’affiche, résume le doyen des juges du pôle, Roger Le Loire. Mais opposer le gentil Van Ruymbeke au méchant Tournaire, ­celui qui ne prendrait pas de risque à celui qui en prendrait trop, c’est caricatural, la vérité, ce n’est pas blanc d’un côté, noir de l’autre. Dans le dossier Bygmalion, ils n’ont pas été d’accord, mais leur désaccord résultait d’analyses techniques ­divergentes, ce n’est pas exceptionnel. Mais, c’est exact, ce sont vraiment deux modes de fonctionnement… »