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Que reprochez-vous au système politique fran­çais ? A la démocratie ? Qu’aimeriez-vous changer ? », interroge, depuis le fond de la salle, un jeune homme élancé à l’allure soigneusement décontractée. Charles Defrennes, 26 ans, travaille comme médiateur chez Voxe.org, comparateur de programmes politiques en ligne, depuis un an. Ce soir de février, au rez-de-chaussée de la maison des associations du 12arrondissement de Paris, il a réussi à réunir une trentaine de participants qui ne se connaissent pas, mais ont un point commun : leur intérêt pour les civic tech, ces plates-formes a priori transpartisanes qui promettent, comme Voxe.org, de « révolutionner la démocratie ». Sur les 39 inscrits en ligne, 27 ont répondu ­présent et 22 ont moins de 30 ans.

Très vite, sous la lumière criarde des néons, les réponses fusent. « Le carriérisme ! », s’écrie un des participants, le visage glabre. « L’élitisme ! », lance une deuxiè­me, cheveux de jais coupés au carré et discrètes boucles d’oreilles. Et les reproches se multiplient dans la salle : « la corruption » ; « le manque de représentativité » ou encore « le non-respect de la parité homme-femme ». « Sachez que vous n’êtes pas seuls. 50 % des 18-25 ans ne se sont pas dé­placés aux dernières élections, rebondit Charles Defrennes. Nous ­sommes désillusionnés. »

« Hacker » les élections

Dos rond, mains sous la table, ces étudiants et jeunes actifs s’en remettent à leurs téléphones portables. Et citent, du tac au tac, près d’une dizaine d’initiatives du genre. Dont Accropolis, chaîne vidéo d’actualité politique en ligne, Ma Voix, créée pour « hacker » les élections législatives de juin 2017 en faisant élire des anonymes, ou encore Bayes Impact, start-up espérant « redonner le pouvoir aux chômeurs » créée par Paul Duan.

Quelques jours plus tôt au Liberté Living-Lab, espace parisien de coworking consacré à la tech for good (« technologie au service de l’intérêt général »), sous les fanions suspendus au système d’aération en aluminium, une petite trentaine de personnes plaçaient aussi leurs espoirs dans le numérique, cette fois pour moderniser le service public en court-circuitant les partis. Un concept qui se résume en deux mots : gov tech.

Pour Loïc Blondiaux, professeur de sciences politiques à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, les civic tech et gov tech sont un « phénomène récent, depuis deux-trois ans seulement en France », aux causes moins technologiques que culturelles : « Les fondateurs de ces plates-formes ont une affinité avec le fonctionnement horizontal, qui se traduit par un investissement minimal et une remise en cause des formes classiques de la représentation. »

Rêves libertaires

Près de la piscine de ballons multicolores, gonflés pour le concert de musique électronique à venir, Florian Degornet, 25 ans, se fait l’écho de cette défiance générale vis-à-vis des partis. Même En marche !, qui s’affiche différent, ne trouve pas grâce à ses yeux. Diplômé de l’EM Lyon, il compte parmi les déçus du mouvement, qu’il a trouvé « géré comme une start-up parisienne prétentieuse » et se reconnaît dans les gov tech : « Elles partent du constat que ça ne fonctionne plus si on laisse faire les élus. »

Expression de l’air du temps, les civic tech et les gov tech offrent une réponse aux rêves libertaires d’une jeunesse prise entre révolution numérique et crise économique. « Non seulement on n’a pas réussi à réaliser les grandes idées qu’ont eues nos parents, mais les hommes politiques rognent sans cesse les avancées ­sociales », déplore Clara Denarnaud, 19 ans. Elle est en licence d’anglais à l’université Sorbonne-Nouvelle, ses parents sont syndiqués et militent à gauche. « On fait moins confiance à des hommes, et plus à des idées piochées à droite, à gauche », ajoute la jeune fille aux cheveux courts, écharpe en chanvre autour du cou.

« J’ai l’impression qu’il se passe quelque chose : on se rappelle qu’être citoyen, ce n’est pas seulement voter »

Elle s’est inscrite à l’atelier de Voxe.org sur les conseils de Siegfried Sahuc, étudiant en informatique, 19 ans lui aussi. « Assez peu engagé », celui-ci a découvert les civic tech il y a un an et demi, sur la plate-forme de streaming de jeux vidéo Twitch, qui diffuse les émissions dAccropolis. Depuis, grâce à Internet, Siegfried a « l’impression qu’il se passe quelque chose : on se rappelle qu’être citoyen, ce n’est pas seulement voter ». L’avantage des civic tech ? « La visibilité, la possibilité d’être lu, d’échanger, de partager », s’exclame Clara. « La facilité, complète Siegfried. Ces outils ­suppriment les intermédiaires. »

« Dire que les jeunes, dépolitisés, renouent avec la politique grâce aux civic tech et aux gov tech est un raccourci. Ces technologies interrogent la forme de l’engagement politique », commente Mohammed Adnène Trojette, haut fonctionnaire en disponibilité, codirigeant du Liberté Living-Lab et coauteur du cours « Etat et révolution numérique » à Sciences Po Paris. « Elles donnent aux jeunes l’impression d’avoir un impact politique et social sans avoir à passer par les partis. »

« Fracture »

Néanmoins, pour passer de l’idéal à la réalité, ces initiatives doivent surmonter les mêmes obstacles que les start-up, dont elles répliquent le fonctionnement. Sur ce marché encore jeune, l’audience touchée doit surtout s’élargir pour devenir représentative. « On m’oppose souvent que la civic tech est un délire de bobo parisien », admet Jérémy Coutelle, 26 ans, consultant en communication digitale. « Effectivement, à l’atelier Voxe.org de ce soir, les gens avaient presque tous le même profil que moi », ­reconnaît ce jeune diplômé de Sciences Po Lille.

« Mes étudiants en sciences politiques sont politisés. Logique : ils sont inscrits dans une filière qui les conditionne à cela. En revanche, si l’on raisonne d’un point de vue général, il existe une fracture très forte liée au niveau d’éducation », souligne Loïc Blondiaux. D’un côté, les jeunes « socialisés par l’école et l’université, qui se sentent vraiment concernés » et de l’autre « ceux qui n’ont pas été scolarisés et qui optent pour l’abstention et le vote pour le Front national ».

Guillaume Usannaz, 22 ans, vice-président de We Start (association d’entrepreneuriat de Sciences Po) et organisateur de la conférence sur les gov tech au Liberté Living-Lab, fait sans conteste partie de ceux qui n’ont subi de fracture ni scolaire ni numérique. Il assume que pour l’instant ces réunions ne sont qu’« un sujet de niche ». « On est en phase de test, on a la même devise que les start-up : “Fail fast, fail often” (“échouer vite et souvent”) », raconte cet étudiant du master « affaires publiques » qui se rêve déjà énarque. Preuve que, pour les jeunes diplômés attirés par les civic tech, de l’engagement transpartisan à la politique traditionnelle, il n’y a qu’un pas.