En 2015, Jessica Brillhart travaille comme réalisatrice au Creative labs de Google quand le patron d’un nouveau service lui annonce qu’ils sont en train de fabriquer un « rig » et qu’ils la voudraient bien dans l’équipe. « Un quoi ? Non je ne veux pas, c’est quoi ce truc ? », répond-elle. Un peu plus tard, ils reviennent la voir avec le prototype du rig, un support fait avec une imprimante 3D et seize caméras pour tourner de la vidéo en 360 degrés. C’est le fameux « Jump », le système toujours utilisé par Google. « Seize Go Pro ? C’était déjà très bien avec une seule caméra, alors avec seize Go Pro, oui, ça doit être fantastique ! Là, comme ça, je veux bien. »

C’est ainsi que l’actuelle responsable de la réalisation VR (réalité virtuelle) de Google décrit son entrée dans ce nouveau service. « Deux mois plus tard, ils sont venus avec le produit fini, ils l’ont posé sur mon bureau et ils m’ont dit : “Voilà, c’est ça, maintenant tu te débrouilles, tu nous fais des films.” »

Jessica Brillhart, réalisatrice en chef des projets de VR de Google, avec en main le système Jump d’acquisition VR seize caméras développé par Google. | DR

C’était il y a moins de deux ans, les premières expériences commençaient à peine et il n’y avait que quelques modèles de caméras disponibles sur le marché, toutes plus ou moins artisanales, fabriquées avec des imprimantes 3D. Et aujourd’hui, la pratique est encore à ses balbutiements et assez artisanale, racontaient, dans une conférence au festival South By Southwest, les principaux concepteurs VR de Facebook, Google et du studio Ustwo. Tous « se débrouillent pour faire des films », et apprennent au jour le jour la grammaire spécifique de la réalisation de films en VR. Car quelques règles commencent à émerger.

Ne pas faire trop compliqué

Contrairement à ce qui peut se dire de notre côté de l’Atlantique, il n’est pas tant question de nouvelles narrations que de nouveaux usages. Tous sont d’accord pour dire que s’il y aura dans les vidéos à 360° de la publicité, du reportage, des formats académiques et des formats expérimentaux (comme sur tous les autres supports), les narrations ne sont pas révolutionnées, et, surtout, il ne faut pas faire trop compliqué.

Mais ce principe même de simplicité est contredit par le matériel nécessaire : « On demande aux gens de mettre des combinaisons à réponses haptiques avec des contrôleurs manuels, des gants et un casque de réalité virtuelle. Et je me souviens de Pong, ce jeu sur un fond noir, deux raquettes et une balle, si simple et pourtant cela marchait tellement bien », dit Jessica Brillhart de Google.

Aujourd’hui en effet, pour que la VR fonctionne, il faut qu’un nombre important de conditions complexes soit remplie : une bonne bande passante, un smartphone suffisamment puissant, un bon son, un casque de VR de qualité… Mais certaines vidéos peuvent aussi être regardées sur un ordinateur, ou sur un mobile sans casque… Cette complexité et cette hétérogénéité que Charlie Sutton, de Facebook, nomme l’« input asymetrique » forcent les producteurs de contenus à trouver le plus petit dénominateur commun, et donc à naturellement simplifier le discours, parfois un peu trop.

Trouver la meilleure temporalité

Un chiffre frappe : la durée passée aujourd’hui en moyenne par les spectateurs dans des expériences en VR est de dix minutes par semaine. C’est peu, mais il est lié à un autre chiffre, celui de la durée moyenne d’un contenu en VR. Le dernier projet de Jessica Brillhart durait neuf minutes à l’origine, et selon elle, le maximum acceptable par son public était en réalité de quatre minutes. Le projet final ne dure que trois minutes.

Visiter mars. Ce genre d’expériences contemplatives sont déjà communes en VR, il ne reste plus qu’à simplifier le matériel pour avoir une expérience pleinement satisfaisante.

L’expérience de la réalité virtuelle reste attachée aux codes de l’audiovisuel. On conçoit toujours ces contenus comme des séquences finies, mais la réalisatrice de Google suggère que, un jour prochain, ce paradigme changera, qu’on pourra vivre cette expérience comme une expérience de vie. « On essaie de faire des trucs de dingues, spectaculaires ou excitants, alors qu’en fait, parfois, il suffit juste de rester dans la cuisine à écouter de la musique en buvant un thé, et on n’a pas besoin de plus. » Pour elle, « c’est comme regarder un paysage, il n’y a pas de limite de temps quand on regarde un paysage ».

Le potentiel immense du social VR

Si on fait abstraction des casques propriétaires (Occulus, Vive, PSVR), « il ne faut pas oublier que les gens utilisent leurs smartphones pour faire de la VR. C’est un objet qui n’a pas été conçu pour cela à l’origine », précise Charles Sutton. Utiliser le smartphone comme écran de réalité virtuelle détourne l’objet de son usage premier.

L’idée de Facebook de répliquer la logique de son réseau social, essentiellement consulté sur smartphone, coulait de source pour l’entreprise, qui a racheté Occulus il y a trois ans. Et même si Charles Sutton tempère en indiquant que la réalité virtuelle sociale est pour l’instant plus un « catch word » – un sujet à la mode qui focalise immédiatement toutes les attentions –, il laisse miroiter un potentiel immense.

Un des environnements de l’appli VR social de Facebook dans laquelle n’importe qui peut se retrouver. | Facebook

Lancé en décembre 2016 dans une première version sur Occulus, Social VR est depuis une semaine accessible par le biais d’un smartphone, ouvrant la fonctionnalité à des centaines de millions d’utilisateurs. Le principe : vous pouvez inviter ou vous inviter dans l’univers virtuel de vos amis, discuter ensemble, consulter des films ensemble… Une idée qui existait déjà dans la plate-forme Second life, la réalité virtuelle en moins.

Aujourd’hui quand vous mettez un casque, vous vous coupez du monde et le fait de partager en temps réel son expérience avec quelqu’un d’autre est une manière de recréer ce lien perdu. « Imaginez le principe de “timeshift” que l’on a aujourd’hui sur Facebook – qui vous permet de voir les photos de vous il y a dix ans. Imaginez la même chose, dans un espace virtuel ou vous pouvez revoir des films tournés en VR de vous avec vos amis par le passé ; vous avez enregistré tous les détails que vous n’imaginez plus aujourd’hui, c’est une manière stupéfiante de regarder en arrière… Depuis toujours, nous regardons le réel dans des rectangles, les livres, le journal, la télévision, votre smartphone. Et d’un seul coup, vous cassez ce cadre », explique Richard Sutton.

Une idée sur laquelle rebondit Jessica Brillhart : « Même quand on filme le présent, c’est fantastique. Se voir en train de vivre, c’est le meilleur film familial qu’on puisse faire. »

La réalité virtuelle reste une technologie qui peut rater son public… et son développement. Mais fondamentalement, tous les indicateurs sont au vert pour que cela fonctionne, et les réactions sont toujours très positives, assurent les réalisateurs. « Cela ne m'est jamais arrivé qu’un de nos testeurs enlève son casque, hausse les épaules et dise “ouais, bof” », assure Mme Brillhart. Mais il faudra encore faire preuve de patience pour arriver à une solution satisfaisante. Tous les créatifs du monde virtuel demandent du temps, encore au moins trois ans.