LA LISTE DE NOS ENVIES

De Gérard Depardieu à Erik Satie, de New York au 26, quai des Orfèvres, cette semaine laissez-vous embarquer dans d’étonnantes aventures.

« Les parapluies d’Erik Satie », de Stéphanie Kalfon

Sous la plume de Stéphanie Kalfon, Erik Satie (1866-1925) n’est plus un excentrique à bons mots, un artiste dilettante adulé par les avant-gardes. Non, cet homme-là est grandiose ; un génial musicien, intransigeant jusqu’à la rupture, lucide jusqu’au désespoir.

« Trop d’absinthe et trop d’absurde. » Celui qui a ouvert des frontières à la musique, au tournant du XXe siècle, le complice de Cocteau et de Picasso, dissimule la petitesse de son train de vie et son extrême sensibilité par la fantaisie. Il s’agit d’une figure tragique qui vit confinée dans un placard à balais. Dans une boîte, en quelque sorte, tel Jack in the Box (1899), titre d’une de ses compositions.

Privilégiant saynètes et instantanés, l’écrivaine a su rendre au musicien sa fragilité intime. Elle l’a tiré de sa réputation de dérision, donc dérisoire, et elle s’est placée à hauteur de sa solitude. Jusqu’au bout, Stéphanie Kalfon porte avec une infinie tendresse cet homme chancelant. Macha Séry

« Les Parapluies d’Erik Satie », de Stéphanie Kalfon, Joëlle Losfeld, 212 pages, 18 €.

JOËLLE LOSFELD

« Norma », de Sofi Oksanen

Dans Contes de l’enfance et du foyer (1812), les frères Grimm mettaient en scène Raiponce, cette jeune fille dont les cheveux sont si longs que, lorsqu’elle les déroule par la fenêtre de la tour où elle vit, la sorcière qui l’y retient prisonnière peut s’y suspendre et grimper jusqu’à elle. Deux siècles plus tard, Norma est une réponse à Raiponce où Sofi Oksanen « tresse » ensemble une histoire fantastique et un quasi-thriller.

Norma possède elle aussi une chevelure extraordinaire, si vivante qu’elle réagit aux situations. Surtout, elle pousse à vue d’œil. Tout va bien tant qu’Anita – la mère de Norma, qui travaille dans un salon de coiffure – peut les lui couper plusieurs fois par jour. Mais les problèmes commencent le jour où des policiers annoncent à Norma qu’Anita s’est jetée sous les roues du métro. Refusant la thèse du suicide, Norma mène une enquête qui la mettra sur la trace d’un trafic de cheveux et d’enfants.

Jouant avec brio de toutes les références et métaphores possibles, Sofi Oksanen arrive à embarquer le lecteur dans une fable improbable où s’imbriquent tous ces univers. Celui des sortilèges et celui des mafias. Celui des caprices de la nature et celui de la folie des hommes. Et, comme chez Grimm, le cheveu d’or le plus merveilleux peut aussi devenir l’instrument du mal. Florence Noiville

« Norma », de Sofi Oksanen, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli, Stock, « La Cosmopolite », 396 pages, 22 €.

STOCK

« New York Odyssée », de Kristopher Jansma

Faune branchée, cocktails absurdement élaborés et jacuzzi sur le toit avec vue sur Manhattan. L’ambiance dans laquelle baigne le premier chapitre de New York Odyssée et la fête durant laquelle nous sont présentés les personnages pourraient donner au lecteur l’impression d’avoir atterri chez un épigone de Jay McInerney.

Mais le titre ne ment pas : le deuxième (et magnifique) roman de Kristopher Jansma lorgne résolument du côté du poème épique et son influence première se trouve chez Homère.

Rien de plus contemporain, cependant, que l’histoire de Sara, George, Irene, Jacob et William, ces jeunes gens persuadés que le plus dur à affronter pour eux sera la crise économique de 2008, et sa manie de se mettre entre eux et leurs ambitions. Mais Irene se découvre un cancer.

La partie « Iliade » du roman sera son combat contre la maladie, mené avec l’aide de ses amis. Combat vain, on le devine tôt. La partie « Odyssée » commence après la mort de la jeune femme, et décrit la traversée du deuil et du chagrin effectuée par ses amis, chacun à sa manière. Les analogies subtiles avec Homère, les allusions pertinentes au modèle antique font l’originalité de ce roman où se télescopent constamment, avec intelligence, la causticité des personnages et la poésie de certains passages, l’ironie new-yorkaise et la justesse des images et métaphores.

On pleure beaucoup en lisant ce roman de l’amitié et du deuil. Mais Kristopher Jansma parvient à glisser tant de douceur dans la tristesse de son superbe ouvrage qu’elle finit par en devenir apaisante. Raphaëlle Leyris

« New York Odyssée » (Why we came to the city), de Kristopher Jansma, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Troff, Rue Fromentin, 460 pages, 22 €.

RUE FROMENTIN

« Gérard. Cinq années dans les pattes de Depardieu », de Mathieu Sapin

A l’écran comme dans la vie, Gérard Depardieu, c’est d’abord une parole. Des expressions croustillantes, un vocabulaire mêlant tendresse et rentre-dedans, une diction qui n’appartient qu’à lui, sans oublier quelques reniflements par-ci par-là.

L’un des grands mérites de l’album de Mathieu Sapin, qui a passé cinq années « dans les pattes » du comédien aux mille rôles, est de faire entendre cette voix. Le dessinateur a su capter le verbe « depardien » et le restituer au fil de scènes hautes en couleur, de Paris à Bakou, du Portugal à la Bavière.

En plus d’un estomac bien entraîné, suivre Depardieu en voyage suppose de ne jamais être au bout de ses surprises. Une entreprise moscovite de BTP propose à l’acteur de tourner une publicité pour un nouvel ensemble immobilier – son slogan : « Venez habiter près de Gérard. » Un businessman tchétchène lui raconte, entre la poire et le fromage, comment il a commandité depuis Londres le meurtre de ravisseurs ayant kidnappé sa mère.

Avec Depardieu, la réalité est souvent plus forte que le cinéma, nous dit le bédéiste à travers ce reportage à la subjectivité assumée, dominé par l’humour. Si on le sent séduit par son personnage, Mathieu Sapin ne l’exonère pour autant d’aucun égarement. Frédéric Potet

« Gérard. Cinq années dans les pattes de Depardieu », de Mathieu Sapin, Dargaud, 160 pages, 19,99 €.

DARGAUD

« Le 36. Histoire de poulets, d’indics et de tueurs en série », de Patricia Tourancheau

Le mythique 36, quai des Orfèvres quitte la Seine, et s’en va le cœur lourd rejoindre à l’automne le nouveau palais de justice parisien, aux Batignolles, dans le 17arrondissement de Paris. Le « 36 », c’est 148 marches raides comme la justice et un lino sans âge, dans un long bâtiment à la tour pointue. Avec sa peinture écaillée, son éclairage au néon blafard et sa tripotée de bureaux minuscules et mansardés.

Patricia Tourancheau, trente ans de journalisme policiaro-judiciaire à Libération et désormais au site Les Jours, est entrée pour la première fois le cœur battant au « 36 » à l’automne 1990 voir le patron de la Crim’. Un univers à peu près uniquement masculin, tant chez les flics que chez les journalistes, avec son lot de blagues grasses et ses confidences sur le zinc. Elle a su gagner leur ­confiance année après année, cogner dur quand il le fallait mais prouver qu’elle était réglo, toujours.

Son livre compte 36 chapitres, des dizaines d’« histoires de poulets, d’indics et de tueurs en série ». C’est, pour le Quai des Orfèvres, une sorte de somme testamentaire, peuplée de commissaires presque tous à la retraite, et qui signe une page qui se tourne.

A l’automne donc, le « 36 » restera toujours le « 36 », mais dans cette ancienne friche SNCF son adresse sera le 36, rue du Bastion. C’est déjà une autre histoire. Franck Johannès

« Le 36. Histoire de poulets, d’indics et de tueurs en série », de Patricia Tourancheau, Seuil, « Les jours », 388 pages, 22,50 €.

SEUIL