Marcel et Philippe Rozier ont remporté la médaille d'or olympique par équipes à quarante ans d’intervalle. En 1976 à Montréal pour le père, en 2016 à Rio pour le fils. | Jessica Rodrigues/RB Presse

Il n’y a pas vraiment d’explications mais dans la famille Rozier, Marcel, 80 ans, Thierry et Philippe, les deux fils, qui ont dépassé la cinquantaine, ont l’air beaucoup plus jeunes. Ils paraissent tous au bas mot dix ans de moins que ce que mentionne leur état civil. Et c’est peut-être ce bain dans une fontaine de jouvence qui leur fait tenir le rythme. A partir de vendredi 17 mars, ils se retrouvent au Grand Palais autour de la piste du Saut Hermès ; Marcel y accompagne son élève marocain Abdelkébir Ouaddar, vainqueur de l’édition 2016, et Philippe participera lui-même à la compétition. Thierry, lui, sera cette année simple spectateur.

Marcel, le patriarche, a décroché la médaille d’or olympique de saut d’obstacles par équipes en 1976 à Montréal et quarante ans plus tard, Philippe a décroché le même métal à Rio. Un cas unique, les trois assurent être allés vérifier. Trois passionnés de chevaux qui partagent leur vie dans le Haras Rozier, à Bois-le-Roi, en Seine-et-Marne. Marcel le résume ainsi : « On se lève tous les trois le matin pour la même raison. » Les chevaux. Pour le reste, ils n’ont pas grand-chose en commun.

Marcel est le plus connu du grand public, notamment parce qu’il a été représenté dans le film de Christian Dugay, Jappeloup, avec Guillaume Canet. Il y incarne le rôle de l’entraîneur de l’équipe de France dont la haine pour Pierre Durand est sans limites. Dans le film, c’est lui qui pousse le cavalier et son cheval à la faute. Dans la vie, Marcel, c’est autre chose. Il y a cinq ans, il a été choisi par le roi du Maroc pour entraîner Abdelkébir Ouaddar. Résultat : le cavalier du tempétueux Quickly de Kreisker (lire le cahier Sports du Monde du 17 mars 2016) a été le porte-drapeau marocain aux JO de Rio et a participé aux derniers Jeux équestres mondiaux. Une ascension assez incomparable. Le prix à payer pour Kébir : quitter le Maroc et s’installer dans le haras familial. « Il fait partie de la famille », assure Thierry et Marcel.

Le roi du Maroc y met ses chevaux

Huit hectares que se partagent donc Marcel, Philippe et Thierry. Juste à côté y vit également Gilles, le troisième fils, ébéniste. Le business familial marche grâce au coaching privé, le roi du Maroc y met ses chevaux, Thierry s’occupe notamment de deux héritières de renom Charlotte Casiraghi et Electra Niarchos, tandis que Philippe prépare les futurs champions. Chacun loue ses box aux propriétaires très aisés de ces chevaux de concours qui valent parfois des centaines de milliers d’euros.

Pas de quoi impressionner Marcel qui a tout vu et tout connu. Il explique faire continuellement table rase du passé et des mauvais souvenirs. Du haut de ses 80 ans, il l’assure : « Je ne m’attarde jamais sur le passé, je regarde toujours l’avenir. » Mais devant ce père qui « a la gagne », comme le disent les deux fils à l’unisson, on n’a pas le droit de s’effondrer. « Quand tout va bien, c’est génial, assure Thierry, mais quand on a besoin d’être réconforté, ce n’est pas sur son épaule qu’il faut aller pleurer. » Marcel confirme : « Je n’aime pas qu’on vienne se plaindre. » Philippe a décidé de titrer son autobiographie Fils de (Lavauzelle, avril 2017). « Mon père était déjà une star quand j’ai commencé. Toute ma vie, j’ai entendu soit quand je perdais, que je n’arriverais jamais à la cheville de mon père, soit quand je gagnais que, si j’étais arrivé là, c’était grâce à mon père. En vrai, on a toujours tout géré individuellement. »

Tout, même ce drame survenu le 1er septembre 2001. A 6 h 30 du matin, Marcel entend un chien aboyer et puis des drôles de bruits. Taper, « peut-être des chevaux qui s’énervent dans leurs boxes ». Philippe l’appelle : il y a le feu dans une écurie. Mais pas une flamme, se souvient Marcel, « j’ai appris ce jour-là que la paille ne brûle pas, elle se consume ». Vingt-neuf chevaux sont morts, pour la plupart asphyxiés. Pour les trois hommes, le drame est incommensurable, Philippe a notamment perdu Jiva, la jument avec laquelle il remportait l’argent aux Jeux olympiques de Los Angeles, en 1984. Une peine infinie. Thierry et Philippe en sont certains : « C’est la première fois qu’on a vu Marcel pleurer. »

« Le jour où il est devenu entraîneur on a arrêté de l’appeler papa »

Marcel et Philippe Rozier aux Jeux olympiques de Rio, en août 2016. | Jessica Rodrigues/RB Presse

Car ce père, ils l’appellent par son prénom. « Le jour où il est devenu entraîneur, se souvient très clairement Thierry, on a arrêté de l’appeler papa ». Les deux fils ont gardé un souvenir épouvantable de cette période. Thierry et Philippe ont la sensibilité à fleur de peau. Ils ont également en commun d’avoir eu très peur des chevaux et puis, raconte Thierry, « j’observais mon père qui organisait des stages avec les cavaliers de l’équipe de France, Patrice Delaveau, Roger-Yves Bost, et puis Philippe, mon frère ». Roger-Yves Bost s’en souvient bien : « Marcel aimait bien qu’on gagne. Pour lui, c’était ça l’important. Le reste était plus dur à gérer. »

Comme les Rozier, « Bosty » évolue dans le domaine familial à Barbizon, à seulement quelques kilomètres de là. Il y vit lui aussi avec son père, son frère et maintenant ses enfants. « On est concurrents, bien sûr, mais c’est une très bonne émulation. » Thierry, lui, ne trouve pas tout de suite sa place dans ce drôle de monde, ne sait pas vraiment non plus si les chevaux l’attirent ou l’effraient. Le grand-père maternel, André Parot, militaire et homme de cheval, pousse ses petits-fils à l’équitation. Le fils, Hubert Parot était aux JO de Montréal avec Marcel. Et finalement, Thierry décide d’être le groom de Philippe. Mais le jeune Thierry a de bons gènes, il décolle et décroche ses premiers championnats juniors, il passe rapidement aux concours internationaux tandis que Marcel devient entraîneur de l’équipe de France. Un cataclysme. « Je n’ai pas supporté, j’ai dit, j’arrête. »

Il ne supporte pas ce qu’on dit de son père, l’image déplorable que lui donne le monde impitoyable des concours de saut d’obstacles. « L’entraîneur, renchérit Thierry, c’est toujours la tête à couper quand quelque chose ne va pas. » Il troque alors ses bottes contre une casaque. Il quitte même le domaine familial et passe son examen d’entraîneur de chevaux de course. Mais, après dix-huit mois, contacté par la famille de Monaco pour coacher la toute jeune fille de la princesse Caroline, Charlotte, il revient finalement dans le fief familial et son sponsor, Marionnaud, aura raison de lui. Il remonte en selle et, cette fois, c’est la bonne, pense-t-il. Il finit même par décrocher la médaille d’argent par équipes en 2005 aux Jeux méditerranéen.

« Décompression jusqu’à la dépression »

Nouveau coup de théâtre : son cheval est testé positif à la dexaméthasone, un anti-inflammatoire contenant des corticoïdes. Il ne s’explique toujours pas ce qui s’est passé, erreur ou acte malveillant « J’ai dû rendre ma médaille. C’est mon deuxième abandon. » Philippe, lui, poursuit discrètement sa carrière, besogneux, émotif, jusqu’aux JO de Rio où l’impossible se produit. Il part comme réserviste, mais le couple favori Simon Delestre et son crack Hermès Ryan déclarent forfait. Le cheval s’est blessé dans son box. « Je n’ai pas eu de moment de joie, se souvient-il. Quand on m’a annoncé que Simon partait, je me suis mis dans ma bulle. Je remplaçais le pilier. C’était un coup, quelque chose de très lourd qui venait se déposer sur mes épaules. » L’équipe de France gagne, du jamais vu depuis 1976 et Marcel à Montréal. Les cavaliers français ne sont pas très expansifs. Philippe, lui, montre ses larmes et émeut tous les spectateurs. « Les portes s’ouvrent facilement chez moi. »

Alors, après Rio, une longue décompression a débuté, il le dit avec sincérité : « décompression jusqu’à la dépression ». Pour Thierry, c’est le troisième acte. « Philippe a déclenché chez moi quelque chose. » Et le voilà qui remet sur ses épaules sa veste de compétition. « Moi, je suis fils et frère de, maintenant, s’amuse-t-il. Et je veux aller très haut. » Les Jeux olympiques, sûrement. Ces trois-là répètent encore n’avoir en commun que des caractères diamétralement opposés. « On a le même but, rectifie Philippe, mais pas le même GPS. » La destination ? Après le Grand Palais, Tokyo, en 2020.