En février 1972, lors d’une émission de télévision, John Lennon (1940-1980), avait été affirmatif : « Si vous cherchez un autre nom à donner au rock’n’roll, vous devez l’appeler Chuck Berry. » Père fondateur du rock’n’roll. Même si les concurrents les plus directs de Chuck Berry, lors de l’âge d’or du genre, dans les années 1950, les pianistes et chanteurs Jerry Lee Lewis et Little Richard, les guitaristes et chanteurs Bo Diddley (1928-2008), Buddy Holly (1936-1959) et Eddie Cochran (1938-1960) ou Elvis Presley (1935-1977) se sont vus aussi, en diverses occasions, décernés ce titre.

Et si le guitariste, chanteur et auteur-compositeur américain, mort samedi 18 mars à son domicile de Saint Charles (Missouri), à l’âge de 90 ans, pouvait leur reconnaître du talent, c’était aussitôt pour déclarer qu’il était, lui, Charles Edward Anderson Berry, « meilleur interprète, meilleur instrumentiste, meilleur chanteur et meilleur homme de scène ». Les causes de sa mort n’ont pas été indiquées.

Proche de la trentaine quand sa carrière débute vraiment, en 1955, Chuck Berry aura chanté parfois avec plus d’exactitude que des collègues plus jeunes, le quotidien et les rêves des adolescents et pré-adultes, combinés à des airs de pleine évidence rythmique et mélodique. Ses sujets de prédilection, la voiture et la vitesse, la drague et le désir sexuel, l’insouciance des années au lycée, le désir d’une jeunesse qui, sans encore se rebeller contre les parents, aspire à plus de liberté. Ce qui passe par son rock’n’roll tranchant, dont la forme ne variera guère.

Du milieu des années 1950 au milieu des années 1960, il laisse à la postérité des classiques du rock. Maybellene et Thirty Days en 1955 ; Roll Over Beethoven, Too Much Monkey Business et You Can’t Catch Me en 1956 ; School Days et Rock and Roll Music en 1957. En 1958, année particulièrement féconde, ce sera Sweet Little Sixteen, le fameux Johnny B. Goode, probablement son hymne rock’n roll le plus célèbre, Around And Around, Beautiful Delilah, Carol, Sweet Little Rock’n’Roller. Ajoutons Little Queenie, Back In The USA et Memphis Tennessee en 1959, Let It Rock et Bye Bye Johnny, en 1960. Derniers sursauts et non des moindres, Nadine, No Particular Place To Go, You Never Can Tell – que la séquence de danse d’Uma Thurman et John Travolta, dans Pulp Fiction (1994) de Quentin Tarentino, remet à la mode – et Promised Land en 1964.

Fraîcheur et énergie

Né à Saint-Louis (Missouri) le 18 octobre 1926, Chuck Berry évoquera dans ses mémoires (Chuck Berry, mon autobiographie, Michel Lafon, 1988) une enfance plus difficile qu’elle ne le fut vraiment. Quatrième des six enfants d’une famille de la classe moyenne, il est un garçon plutôt tranquille jusqu’à l’été 1944. Lui et deux copains « empruntent » une voiture sous la menace d’un revolver hors d’usage et passent dans plusieurs boutiques pour dérober quelques dollars. Ce qui lui vaudra une condamnation dans une maison de redressement dont il sort le 18 octobre 1947, anniversaire de ses 21 ans.

S’ensuivent des petits métiers (dont garçon coiffeur et gardien dans une station de radio) et la participation à des groupes éphémères. Début 1953, Berry, qui se débrouille à la guitare et au chant – il a grandi à l’écoute du blues, de la country, du jazz en grand orchestre – rejoint celui qui deviendra son pianiste régulier, Johnnie Johnson. La formation joue dans le circuit des clubs. Berry, est encore sous influence des chanteurs Nat King Cole (1919-1965) et Louis Jordan (1908-1975), dont la gouaille restera audible dans son phrasé, et des guitaristes de blues T-Bone Walker (1910-1975) et Muddy Waters (1915- 1983).

C’est ce dernier qui lui fait rencontrer, à Chicago, Leonard Chess (1917-1969), patron, avec son frère Philip (1921-2016), de la maison de disques Chess Records, spécialisée dans le blues et le rhythm’n’blues. Le 21 mai 1955, Leonard Chess fait enregistrer par Chuck Berry une reprise d’un air country, Ida Red. La chanson, retitrée Maybellene, plus nerveuse que l’originale, à laquelle Berry donne fraîcheur et énergie, accroche l’oreille des programmateurs radio, qui la passent en boucle. En quelques semaines, 1 million d’exemplaires du 45-tours sont vendus.

Prison et reprises

Son assurance scénique, avec un rien de crânerie, sa capacité à mener un spectacle show sont des atouts. Et puis il y a sa marque, son pas de danse, le duckwalk, la marche du canard, qui le voit avancer en prenant appui sur un pied tout en balançant l’autre d’avant en arrière. Rapidement, Berry va prendre en main ses affaires. Il négocie ses cachets à la hausse, arguant, à juste titre, que ses disques se vendent bien et qu’il fait venir du monde aux concerts. Il devient vite son propre manager, réduit au maximum les dépenses de tournées. Pour compléter une base d’un ou deux instrumentistes réguliers, comme Johnnie Johnson, il engage des musiciens sur place au tarif minimum. Lui qui a dépensé son argent, dans ses premières années de musicien, à acheter des voitures, investit désormais dans de placements immobiliers.

En avril 1958, Berry donne au monde Johnny B. Goode, base de centaines d’hymnes rock, copiée à l’envi, y compris par Berry qui en recyclera la trame et l’accroche mélodiques à de nombreuses reprises. Cette histoire à caractère autobiographique d’un gars de la campagne qui accède à la reconnaissance grâce à son talent à la guitare devient le passage obligé de tous les concerts de Berry. Lequel, pas peu fier, à raison, lorsqu’il apprendra que ce même Johnny B. Goode côtoie des œuvres de Bach, Mozart et Beethoven parmi les documents envoyés par la sonde Voyager en août 1977 vers des intelligences extraterrestres.

A l’automne 1958, Berry crée son club, à Saint-Louis, le Berry’s Club Bandstand. Il met en route la construction d’un projet de centre de loisirs à son nom. Tout lui sourit. Mais début décembre 1959, il a rencontré une jeune fille à El Paso (Texas) à qui il a proposé du travail dans son club. Lors d’une descente de police, il s’avère qu’elle est mineure, et Berry est soupçonné d’en être le souteneur. Sans preuves formelles, il est pourtant condamné, en mars 1960, à cinq ans de prison. Dans le passé, il a déjà été arrêté en voiture en compagnie de jeunes femmes blanches, circonstances aggravantes dans l’Amérique de la ségrégation.

Après avoir épuisé tous les recours, Berry est effectivement emprisonné début 1962. Il sera relâché en octobre 1963. S’il a continué d’enregistrer avant d’aller en prison, il a été éloigné de la scène depuis sa condamnation. Et au début des années 1960, les « pionniers du rock’n’roll » font déjà figure de vieux. Mais Berry bénéficie du soutien de quelques nouveaux venus qui font désormais frémir la jeunesse. Aux Etats-Unis, les Beach Boys ont repris certains de ses succès, en Grande-Bretagne, ce sont les Beatles ou les Rolling Stones. Tous ont clamé à leurs fans et à la presse son importance fondatrice. En 1964, lors de sa première venue en Europe, la Grande-Bretagne en particulier le reçoit en seigneur.

Légendes et réalités

Ses investissements rapportent, son Berry Park, avec salle de concert et activités de loisirs, fonctionnera bien durant quelques années. Il quitte Chess en 1966 pour Mercury Records, sans retrouver vraiment la vivacité de ses premières chansons. Il en réenregistre certaines. Mais cette fois le monde musical est en train de virer psyché, avec des textes plus complexes, des slogans politiques. Berry, qui a si bien chanté les aspirations de la jeunesse des années 1950, n’est plus en phase avec son époque.

De 1970 à 1975, Berry retrouve Chess Records – mais pas Leonard Chess, mort le 16 octobre 1969. Début 1972, il obtient son seul numéro 1 dans la catégorie pop des classements des meilleures ventes, une version en public de My Ding-a-Ling, chanson salace (« Je veux que tu joues avec mon ding-a-ling ») et ultime sursaut commercial avec plus de 1 million de 45-tours vendus dans la foulée. Un dernier album sans intérêt, Rock It, est publié par Atco, un label d’Atlantic Records, en 1979.

Dès lors, Berry, s’acquitte, avec plus ou moins mauvaise grâce, de son devoir d’homme de scène et de figure historique. Légende, exagération ou réalité, il demande à être payé avant le concert, en argent liquide, directement dans ses mains et après une demi-heure de concert, il va en coulisses et demande une rallonge, sans quoi il quittera la salle et laissera le promoteur se débrouiller avec le public.

Lorsqu’il n’est pas sur la route ou en train de gérer ses affaires, Chuck Berry passe un peu de temps avec la justice. En 1979, il plaide coupable pour évasion fiscale – les billets de banque de ses cachets et de divers revenus ont du mal à trouver le chemin vers les livres de sa comptabilité. En décembre 1989, dans l’un de ses établissements, on découvre qu’il a installé des caméras dans les toilettes des femmes. La perquisition ajoutera une bonne quantité de marijuana, des armes et plusieurs milliers de dollars non déclarés. L’affaire prend fin en mai 1995 avec le versement de dommages et intérêts aux plaignantes. En novembre 2000, le pianiste Johnnie Johnson porte plainte contre Berry, lui réclamant une part des droits de cinquante-deux chansons, qu’ils auraient, selon lui, coécrites. En 2002, l’affaire est classée sans suite. Johnnie Johnson est mort le 13 avril 2005.

Depuis début 1996, Chuck Berry, avait mis un point d’honneur à être présent chaque mois au Blueberry Hill, un club de Saint-Louis. Ce rendez-vous régulier fréquenté par quelques centaines de fans à chaque soirée avait pris fin en octobre 2014. Mais depuis plusieurs années, ce n’était plus qu’un homme en deçà de ses moyens que l’on allait voir. Tempo ralenti, orchestre tentant de rattraper les dérapages rythmiques et les fausses notes, voix fatiguée.

Chuck Berry lors d’un concertà Santa Cruz de Tenerife aux Canaries, le 28 mars 2008. | DESIREE MARTIN / AFP

Pourtant, dernier pied de nez, il annonçait, le jour de ses 90 ans – le 18 octobre 2016 –, qu’il avait enregistré un nouvel album, le premier après Rock It (1979). Cette nouveauté, qui devrait être publiée par la compagnie phonographique Dualtone, installée à Nashville (Tennessee), spécialisée en folk et en rock indépendant, porte le simple titre Chuck. Sa date de parution n’avait pas été précisée lors de l’annonce de Berry.

Chuck Berry, plus de soixante ans de carrière

18 octobre 1926 Naissance à Saint-Louis (Missouri)

1953 Débuts professionnels

1955 Premier succès avec la chanson « Maybellene »

1958 Parution de sa chanson la plus célèbre, « Johnny B. Goode »

1972 Dernier succès, son seul numéro 1 en classement pop, avec « My Ding-a-Ling »

Années 1980 à 2000 Continue de tourner comme figure historique du rock’n roll des origines

18 octobre 2016 Annonce, le jour de ses 90 ans, la parution d’un nouvel album, le premier depuis 1979

18 mars 2017 Mort à son domicile de Saint Charles (Missouri)