Hortense Archambault. | ILKA KRAMER

Rencontrer, parler, innover : tel est le credo d’Hortense Archambault. Convaincue qu’il faut repenser le théâtre public, l’ancienne codirectrice du festival d’Avignon veut que le public se réapproprie, ou s’approprie, la MC93 de Bobigny, qui a essaimé dans la Seine Saint-Denis pendant les travaux de rénovation, et mené de nombreuses actions pour diversifier le public, en l’associant à la marche du théâtre. La réouverture aura lieu le 23 mai, avec Malher Projekt d’Alain Platel.

Vous dirigez la MC93 depuis un an et demi. Qu’avez-vous appris sur la banlieue et la culture en banlieue ?

En tous cas, je ne peux pas dire que j’ai découvert la banlieue en arrivant à Bobigny. Je savais un peu vers quoi j’allais, notamment à travers deux passages professionnels : Les rencontres des cultures urbaines à La Villette, où pour la première fois j’ai rencontré une culture totalement éloignée de mon histoire esthétique et familiale, et le projet de la FabricA à Avignon, où il s’agissait de se rapprocher vraiment des personnes qui habitent un quartier. A Bobigny, il y a plutôt des choses qui se sont raffermies : d’abord, le fait qu’on y trouve une aspiration à la beauté, à la poésie . C’est une aspiration profonde, très partagée. On s’en rend compte dans les discussions : souvent, les gens ne parlent pas d’art ou de spectacle, mais de poésie.

L’autre chose frappante, c’est que la complexité qu’on éprouve tous par rapport à la réalité du monde se retrouve d’une façon très prégnante, notamment dans les quartiers dits populaires, parce que le monde entier est là. Les questions des codes, des cultures, des langues, de la religion, etc. traversent la banlieue, ainsi que tous les paradoxes de notre époque. En arrivant à Bobigny, j’avais l’intuition qu’un théâtre public a une place vraiment particulière à occuper dans cet espace-là.

Laquelle ?

Il faut repenser le théâtre public. Il est un peu déligitimé, aujourd’hui, parce que les gens ont l’impression qu’il a été confisqué par quelques-uns.

Par une élite ?

Je ne sais pas si c’est une élite, parce qu’on a un problème dans le spectacle : une partie des élites, intellectuelles, économiques et politiques, n’y vient plus. Tout se passe comme si le théâtre public n’était plus quelque chose de partageable, alors qu’il est un endroit de lien à nul autre pareil, je pense. Il y a dans la représentation théâtrale une puissance symbolique extrêmement forte, dont on a peut-être oublié de se dire qu’elle existe. Ce qui m’intéresse, c’est de réfléchir à cette question, et de faire que le théâtre public redevienne un endroit de rassemblement. Et cela passe par l’idée que les gens puissent se le réapproprier. Ou se l’approprier.

Lire aussi notre reportage de la série « La culture en Campagne » : Lever de rideau sur la diversité

Comment y parvenir?

Je pense qu’il y a un vrai travail à faire pour rouvrir concrètement nos théâtres, qui se sont plutôt fermés, ces dernières années, à cause de la diminution des crédits : ils ne sont plus ouverts dans la journée, les programmations sont plus courtes, et tout est concentré, pour des raisons d’efficacité, sur le moment de la représentation. Bien sûr, la représentation est au cœur de la vie du théâtre. Mais autour, avant et après, il y a plein de choses. Le message qu’il faut faire passer, c’est qu’il n’y a pas besoin de prérequis pour entrer dans un théâtre. Pour cela, il faut travailler sur des problèmes extrêmement concrets, l’accessibilité, le prix, la garde des enfants..., et réfléchir à des sujets très intéressants, comme la première fois où l’on voit du théâtre, la perception qu’on a d’une représentation. On constate souvent que les gens s’empêchent de penser par eux-mêmes. Ils disent qu’ils n’ont rien compris, et en fait, quand on parle avec eux, on voit qu’ils ont tout compris.

Avez-vous mis en place des actions particulières ?

On a lancé plein de projets, à travers ce qu’on a appelé « La fabrique d’expériences ». Cette idée d’expériences nous rend très libres, y compris dans notre relation à l’évaluation, et aux politiques, à qui on a demandé de nous accompagner, en sachant que certaines choses fonctionneraient, et d’autres pas. On a ainsi mis en place un comité de spectateurs-compagnons, c’est-à-dire des spectateurs particulièrement engagés dans la vie du théâtre, avec qui on discute des questions pratiques, mais pas seulement : je leur parle aussi de mes problématiques, on réfléchit ensemble. On a aussi mis en place des résidences d’artistes. C’est très important, la présence d’artistes, parce qu’avec eux on est au cœur du sujet, de la symbolique dont je parlais. Ces artistes travaillent avec des centres sociaux, des associations, des établissements scolaires... Et ils travaillent sur une longue durée, ce qui nous permet d’établir un partage, un langage commun, avec plein de gens différents.

Quelle est pour vous la plus grosse barrière à la diversité ?

Elle est psychologique. C’est celle énoncée par Pierre Bourdieu : on s’empêche d’avoir une pratique sociale parce qu’on pense qu’elle ne s’adresse pas à soi, et qu’on a intégré cet empêchement. Il faut trouver comment rompre cette barrière. La question n’est pas de se dire que tout le monde va aller au théâtre ; ce qui est scandaleux, c’est qu’on soit dans l’inégalité totale de l’autorisation. Moi, ce qui m’intéresse, c’est que les gens choisissent, justement. Qu’ils sachent pourquoi ils viennent, ou ne viennent pas. La rencontre avec le théâtre ne nous appartient pas. On doit essayer de donner les meilleures conditions pour qu’elle se fasse. Après, elle se fait, ou elle ne se fait pas.

Une chose me frappe, par exemple, en Seine Saint-Denis : il y a beaucoup de classes moyennes issues de la diversité. Elles ont des moyens, sortent au restaurant, vont voir des films ou écouter de la musique, mais ne viennent pas beaucoup dans nos salles. Pourquoi ? Parce qu’elles ne se sentent pas concernées ? L’enjeu est de les rencontrer, de parler, pour éventuellement modifier leur perception et leur image du théâtre. Je pense aussi qu’il faut agir à travers certains médias, certains réseaux sociaux, sur lesquels on n’est pas du tout présents, alors qu’on devrait l’être, parce que ce sont ces réseaux qui s’adressent à certaines communautés.

Toute la difficulté, par rapport à la diversité, consiste à s’adresser à différentes communautés sans aller vers le communautarisme. Pour moi, ce serait un échec total. Quand je parle de mon projet à Dieudonné Niangouna, il me dit : « Tu veux un lieu qui rassemble des gens qui ne se ressemblent pas. » Oui, c’est ça, et c’est un enjeu qui m’intéresse au-delà de la question du théâtre, en fait. Il faut travailler à ce rassemblement, et assumer le fait que le partage des codes va peut-être nous paraître bizarre.

Est-ce que cela passe par un renouvellement des œuvres?

Une chose est certaine : il y a des récits manquants, des gens dont on ne parle pas, et qu’on n’entend pas sur les scènes. Je pense aux classes populaires, à la colonisation, à la ruralité, par exemple. Il faut aussi veiller à ce que les codes dominants ne soient pas ultra-dominants. Si on propose d’autres spectacles, d’autres histoires, d’autres langues, on aura une multiplicité des entrées qui permettra, à terme, de diversifier les publics.

Et pour les acteurs, qu’envisagez-vous?

Il y a de plus en plus d’acteurs issus de la diversité, mais la plupart de nos scènes sont monochromes. Dans la programmation de cette année, j’ai fait attention à ce qu’il y ait la même diversité sur scène que dans le public : cela modifie le regard de tout le monde. J’assume cette démarche, qui est un peu volontariste, mais qui ne m’a demandé de faire aucune concession sur l’exigence artistique. On peut tout à fait être attentif à la diversité sans en faire un critère. Le jour où je me dirai : il faut tel quota de telle communauté, j’aurai échoué.

Le prix des places a beaucoup augmenté, ces dernières années, dans le théâtre public. C’est un frein à la fréquentation. Que proposez-vous, à Bobigny ?

Il n’y a plus d’abonnement. On le remplace par un laisser-passer illimité, qui s’inspire de celui pratiqué par certains cinémas. Les gens paient 7 euros par mois, et s’engagent sur dix mois. Cette somme est prélevée chaque mois, ce qui la rend très gérable, même pour les budgets contraints. Et elle permet de voir autant de spectacles que l’on veut. On envisage aussi de nouveaux horaires : le samedi 18 heures, et des représentations l’après-midi en semaine, pas pour les scolaires : beaucoup de gens sont sont libres l’après-midi, et pas le soir. Ca, c’est une proposition des spectateurs-compagnons.

La MC93 rouvrira le 23 mai, après rénovation. Est-ce que le désir d’ouverture dont vous parlez va se traduire dans l’architecture ?

Le projet de rénovation est très beau. Je peux d’autant plus le dire que ce n’est pas moi, mais mon prédécesseur, Patrick Sommier, qui l’a choisi. Un des points sur lesquels j’ai tout de suite agi, quand je suis arrivée, c’est de penser le hall d’entrée avec les usagers. Quels besoins avez-vous, avant et après les spectacles ? Quel mobilier voulez-vous ? Est-ce que vous avez envie d’être tranquilles, ou entourés ?...En tenant compte de toutes les questions, l’architecte a pensé le hall comme « un lieu de tous les possibles », selon son expression. Ce sera donc un lieu très vaste, qu’on va habiter progressivement. Un lieu de vie.