LETTRE DE TUNIS

Le 17 novembre 2016, pendant les témoignages de victimes des tortures sous le régime de Ben Ali devant l’Instance vérité et dignité. | FETHI BELAID / AFP

Il fallait revoir Sami Braham. Il fallait retrouver celui qui bouleversa la Tunisie entière, et bien au-delà, un soir de confessions télévisées, immersion au bout de l’horreur. Comment sont les « jours d’après » ? Comment se porte-t-on une fois le secret exhumé, le non-dit projeté à la face de son pays ? Il y a quatre mois, Sami Braham, entendu par l’Instance vérité de dignité (IVD) lors d’une audience publique, avait raconté l’« enfer » des prisons de la dictature de Ben Ali dans lesquelles il avait croupi neuf années durant, islamiste embastillé au fil des années 1990.

Pourquoi son témoignage avait-il créé un tel choc, tourneboulant au plus profond des consciences ? Est-ce sa retransmission en direct par les grandes chaînes nationales de télévision lors de cet événement inaugural des audiences de la justice transitionnelle ? Est-ce la crudité des détails fournis sur la torture alors généralisée, telle cette bouteille d’éther versée sur ses parties génitales dans l’infirmerie de la prison ? Ou la sobriété de ses propos, dépourvus de toute haine et appelant même au « pardon » de ceux de ses tortionnaires qui voudraient bien « reconnaître » leurs crimes passés ? Un mélange de tout cela, probablement.

Catharsis

Il est donc là, Sami Braham, veste sage et écharpe de laine autour du cou. Il pianote sur l’ordinateur de son bureau logé au troisième étage du Centre d’études et de recherches économiques et sociales (Ceres), un cercle de réflexion dont il est chercheur en islamologie. Dehors, le soleil tunisois tente d’adoucir un air encore frais. Quatre mois après l’événement au puissant écho médiatique, Sami Braham avoue avoir recouvré une partie de sa paix intérieure. Il parle de « soulagement », d’une confession qui a servi de « thérapie ». La « culpabilité » qu’il ressentait vis-à-vis de sa famille, elle qui avait tant souffert de harcèlement policier en raison de son propre engagement dans les rangs d’Ennahda, le parti islamiste tunisien à l’époque réprimé, est désormais allégée. Chacun sait maintenant combien il a été meurtri dans sa chair et son âme. Cela aide à dissiper bien des incompréhensions.

Et puis, il y a eu ces « milliers de messages » reçus, mots de sympathie et de remerciement d’avoir osé révéler de bien pénibles vérités. « Les gens me disaient que je les avais fait pleurer », raconte-t-il. Pendant une semaine, Sami Braham s’est enfermé chez lui et a répondu à chacune de ses missives. Si l’écrasante majorité d’entre elles saluait son courage, une petite minorité lui a toutefois reproché son appel au « pardon », un geste jugé contraire à l’esprit de la justice transitionnelle. « J’avais pourtant bien précisé que ce pardon était conditionnel, rectifie-t-il. Il doit être subordonné à la reconnaissance par les tortionnaires de leurs crimes. » C’est dire s’il a apprécié qu’au lendemain de sa confession télévisée, un ancien directeur de prison – qui l’avait battu de ses propres mains – se soit spontanément présenté au siège de l’IVD. L’ancien maton en chef souhaitait se mettre en règle avec sa conscience.

Au fil de la conversation, Sami Braham revient forcément sur ces horreurs subies dans les prisons de Ben Ali. Et là, il est bien obligé d’avouer qu’il n’a « pas tout dit ». « Je ne voulais pas renvoyer une image trop négative de la Tunisie, se justifie-t-il. Je ne voulais pas attiser le désir de revanche. Et il y a des détails qu’on ne peut pas raconter devant les familles qui nous regardaient devant leur poste de télévision. » Ce qu’il n’a pas osé dévoiler de manière trop explicite, c’est la dimension sexuelle de la violence carcérale, les viols, les fellations forcées.

Avec ses mots calibrés, il a exposé à ses compatriotes l’envers du décor du système Ben Ali, cette part d’ombre dont chacun se doutait mais sans en connaître toute la violence

Et durant ces neuf années passées dans quatorze prisons, il en a découvert de sordides réalités. Comme le « commerce des jeunes prisonniers ». « Les réseaux étaient gérés par certains détenus de droit commun nommés “responsables de chambrée”. Quand de nouveaux prisonniers débarquaient à la prison, ils sélectionnaient les plus jeunes et les plus doux et les dressaient comme objets sexuels. Ensuite, ils les revendaient aux autres chambrées. Il y avait un marché, les prix se négociaient. Parfois, il y avait des bagarres en cas de désaccords sur les prix. Les autorités laissaient faire. » Comment dire cela devant des centaines de milliers de téléspectateurs ?

Sami Braham veut aujourd’hui passer à autre chose. Il a accompli ce qu’il estime être son devoir. Avec ses mots calibrés, il a exposé à ses compatriotes une cruelle vérité, l’envers du décor du système Ben Ali, cette part d’ombre dont chacun se doutait mais sans nécessairement en connaître toute la violence. S’il a tenu à témoigner de cette façon-là, c’est qu’il veut « empêcher que ce système se reproduise ». Là est justement la mission de l’IVD, institution phare de la justice transitionnelle tunisienne, qui poursuit à intervalles réguliers ses audiences publiques des victimes de la dictature, étape indispensable pour doter la Tunisie d’une mémoire apaisée.

Sami Braham « espère » grandement que le processus aboutisse, mais il ne cache pas son inquiétude. Une fois passée l’émotion des premières auditions, il a vu les héritiers de l’ancien régime se remobiliser, distiller le poison du discrédit, notamment contre Sihem Ben Sedrine, la présidente de l’IVD, personnalité assurément controversée mais dont la force de caractère a jusqu’à présent permis au processus de surmonter bien des obstacles. « Les opposants à la justice transitionnelle se sont réveillés », déplore-t-il. Quoiqu’il arrive, Sami Braham aura contribué avec ses mots à exhumer cette mémoire de la violence d’Etat. Lui et les autres témoins de l’IVD auront tendu à la Tunisie un miroir, fut-il douloureux, invitation à se réconcilier avec soi-même.