Henry Peyrac marche sur une coline de son exploitation bio familiale, près de Cruéjouls en Aveyron, en mars. | Balint Pörneczi / Signatures pour "Le Monde"

A Cruéjouls, les Peyrac – Henry, son fils Alexandre et son cousin Edmond – touchent au but. Dans quelques semaines, en mai précisément, leur exploitation agricole, nichée dans les vallées aveyronnaises, recevra officiellement la certification bio. « Une fierté » reconnaît le plus jeune d’entre eux, Alexandre, 32 ans. L’aboutissement « d’un cheminement de plusieurs années », se félicite Henry, le père à la petite moustache rousse et au crâne dégarni, fier de ne plus utiliser de produits chimiques dans sa ferme de cent quarante vaches allaitantes (destinées à l’élevage pour la production de viande) de race Aubrac.

Face à une agriculture conventionnelle en crise permanente, le bio représente un marché porteur pour de nombreux agriculteurs, comme les Peyrac, qui souhaitent changer de modèle. Le taux d’exploitants agricoles convertis a progressé de 12 % en un an, pour atteindre le nombre de plus de 32 000, fin 2016. Pour accompagner ce mouvement, le ministre de l’agriculture, Stéphane Le Foll, a lancé dès 2013 le plan Ambition bio 2017. Objectif affiché : « Donner une nouvelle impulsion au développement et à la structuration de cette filière. »

Du retard dans les aides

Mais derrière les promesses, les actes n’ont pas forcément suivi. Beaucoup d’agriculteurs en conversion se sentent aujourd’hui abandonnés par des élus qui ont sous-estimé le phénomène. Selon la Fédération nationale de l’agriculture biologique, « 80 % des fermes bio » n’ont ainsi pas reçu toutes les aides à la conversion et au maintien – issues de la politique agricole commune et gérées depuis 2015 par l’Etat et les régions –, qui leur sont dues. Pour les agriculteurs la raison de ces retards est toute trouvée : les pouvoirs publics n’avaient pas prévu assez d’argent.

L’exploitation de Cruéjouls est concernée par ces retards de paiement. « On n’a pas encore touché les aides de 2015, et celles de 2016 on n’en parle même pas », souligne Henry Peyrac. A deux heures de là, à Mounes-Prohencoux, au sud du département, Fabienne et Guy Rieu, respectivement 55 ans et 57 ans, sont confrontés au même problème. Ces éleveurs de vaches allaitantes de race limousine, en conversion bio depuis mai 2016, attendent le versement de près de 28 000 euros. « On aurait dû les avoir en septembre 2016 », font-ils savoir.

En réponse à ces inquiétudes, M. Le Foll a annoncé, le 28 février, le déblocage d’une enveloppe de 343 millions d’euros.

Vaches allaitantes se nourissant au foin naturel dans un hangar d'exploitation bio de la famille Peyrac au lieudit La Gratarelle, près de Cruejouls, en Aveyron, France, vendredi l3 mars 2017. | Balint Pörneczi / Signatures pour "Le Monde"

Mais si ces éleveurs se sont lancés dans l’aventure du bio, ce n’est pas uniquement pour des raisons financières. « Si on se convertit en étant juste attiré par les aides, c’est dangereux. Nous, notre réflexion a commencé il y a dix ans », explique M. Peyrac. Jusque-là, il avait fait le choix de l’agriculture conventionnelle « de manière raisonnable » après avoir pris le relais de ses parents en 1981. Un système incontournable à l’époque.

« On voulait aller toujours plus vite, toujours plus fort. Les engrais, comme le glyphosate par exemple, permettaient de gagner du temps », se souvient-il. Mais au début des années 2000 les crises sanitaires s’enchaînent : vache folle, fièvre aphteuse, etc. Il s’interroge sur ce modèle. L’idée de la conversion au bio commence à trotter dans sa tête.

L’arrivée d’Alexandre en 2008 sur l’exploitation accélère le mouvement. Les trois Peyrac, réunis en groupement agricole d’exploitation en commun, stoppent l’achat de semences chimiques et deviennent autonomes dans la production des cultures pour les bêtes. « On s’est alors dit qu’il fallait aller jusqu’au bout », jusqu’à la certification bio donc, se rappelle Henry Peyrac.

A Mounes-Prohencoux, cela fait aussi plusieurs années que les Rieu, également propriétaires d’une ferme dans le Tarn, étudient la question de la conversion. Après avoir utilisé pendant une vingtaine d’années « un minimum d’engrais chimiques », ils décident finalement de se lancer.

« Depuis quatre ans nous n’utilisons pas d’engrais ou de pesticides et nous fertilisons nos terres avec le fumier produit sur l’exploitation », explique M. Rieu. Le couple décide également de diminuer le nombre de bêtes, passant de cent trente à une centaine. Avant leur demande de certification début 2016, leurs pratiques correspondaient déjà, selon eux, au cahier des charges imposé aux éleveurs bio.

Henry Peyrac avec son fils Alexandre, dans le hangar de leur exploitation, au lieudit La Gratarelle, près de Cruejouls (Aveyron). | Balint Pörneczi / Signatures pour "Le Monde"

Noblesse du métier

Mais si ces deux familles sont en train de réussir leur pari, tous les éleveurs, notamment en difficulté financière, n’ont pas la capacité et l’exploitation pour pouvoir se mettre au bio. Surtout dans l’élevage de vaches allaitantes où le gain financier est marginal quand on tourne la page du conventionnel. La conversion des Peyrac, dont l’exploitation était « dynamique » et viable économiquement, a ainsi surpris dans le petit monde agricole aveyronnais, selon Henry.

« On fait ça aussi par militantisme », reconnaît Alexandre Peyrac, alors que l’agriculture conventionnelle est encore plébiscitée par une majorité d’éleveurs.

« Utiliser des produits chimiques, c’est simple, ça permet de donner des coups de boost rapidement à nos bêtes, mais là on revient au rôle premier de notre métier. C’est une agriculture très exigeante mais je sais que je n’empoisonne personne. C’est très bien pour ma conscience. »

Cette impression de revenir à l’essence du métier d’agriculteur est constamment présente dans la réflexion de ces paysans ; comme s’ils l’avaient perdue dans l’agriculture conventionnelle. Le rapport avec la terre, primordial dans une exploitation qui se veut autonome au niveau des cultures pour les bêtes, est ainsi entièrement repensé. « Il ne faut pas faire n’importe quoi avec la terre, prévient Guy Rieu. Si on l’abîme, en labourant par exemple, elle ne donne plus rien. La terre, c’est du vivant, il y a une vie microbienne qui est très importante. »

« On a l’impression de retrouver la noblesse de notre métier. On travaille comme les anciens, mais avec des moyens modernes », se félicite Henry Peyrac, qui dit gagner « convenablement » sa vie aujourd’hui. « On est plus serein dans notre vie », admet, à ses côtés, son épouse, Anne-Marie, qui travaille dans une autre exploitation.

Et alors que les pratiques de l’agriculture intensive et productiviste sont de plus en plus rejetées par la société, ces éleveurs ont enfin l’impression d’être en accord avec les attentes de la population. « Le bio était marginal il y a quelques années, mais, là, la société nous porte, remarque Henry Peyrac. Et il y a une prise de conscience dans le monde agricole. On se rend compte qu’il n’y a pas de modèle unique, tout le monde peut survivre. »

Lire en complément le témoignage d’un viticulteur : « Il est ridicule de dénoncer la chimie comme étant intrinsèquement mauvaise »