Cette enquête, développée dans un livre à paraître mercredi 22 mars a été menée en partenariat avec « Cash Investigation ». | Ske / CC BY-SA 3.0

Après la mise en cause du cardinal Barbarin à Lyon, la gestion par l’Eglise catholique de prêtres mis en cause pour des actes de pédophilie est l’objet de nouvelles accusations, en France et jusqu’au Vatican.

Avec moins de 0,5 % de prêtres accusés d’abus sexuels sur mineurs, la France semble moins touchée que les Etats-Unis, où les accusations de pédophilie ont visé 4 % des prêtres entre 1950 et 2002, et l’Australie, où ces soupçons en ont concerné 7 % entre 1950 et 2010.

Mais trois journalistes indépendants associés au site d’information Mediapart, Daphné Gastaldi, Mathieu Martinière et Mathieu Périsse, jugent ces chiffres émanant de la Conférence des évêques de France (CEF) « succincts ». Ils ont mené une « contre-enquête avec un angle nouveau : celui des agresseurs couverts par l’Eglise ». Des chiffres qui dessinent, selon eux, un « Spotlight à la française », du nom du film qui a raconté l’énorme scandale révélé par la cellule d’investigation du quotidien Boston Globe au début des années 2000.

Selon leurs recoupements, 32 agresseurs (prêtres, religieux ou laïcs) actuellement en vie et ayant fait 339 victimes – dont 288 étaient au moment des faits des mineurs de moins de 15 ans – dans l’Hexagone ou à l’étranger ont été couverts par 25 évêques « dont cinq sont toujours en poste », assurent les journalistes.

Parmi eux, Mgr Jean-Luc Bouilleret, actuel archevêque de Besançon. Alors à la tête du diocèse d’Amiens au milieu des années 2000, il est alerté par trois prêtres et par la famille d’une victime d’un problème entre leur fils et le père Stéphane Gotoghian. Le prélat encourage alors la famille à porter plainte ; ce qu’elle ne fera pas.

« A la suite de cette rencontre, Mgr Bouilleret affirme avoir “pris conseil auprès du procureur général d’Amiens”, avant de se contenter de “signaler oralement tous les éléments en [sa] possession” au parquet. Il n’enverra aucun signalement écrit ni ne lancera d’enquête interne », conclut Mediapart. Avant d’ajouter :

« Faute d’éléments, le parquet n’engagera aucune poursuite. Malgré ces témoignages, le père Gotoghian ne sera jamais suspendu par son supérieur, qui se contentera de lui retirer ses fonctions au contact d’adolescents. Le prêtre ne sera condamné qu’en 2014 pour agressions sexuelles sur mineurs. »

Si certaines affaires remontent aux années 1960, l’enquête de Mediapart montre que « la moitié des cas couverts par l’Eglise concerne des faits établis après 2000 ».

« Seule la moitié des victimes a pu être entendue par la justice, c’est-à-dire que leurs plaintes ont donné lieu au minimum à une instruction après enquête de police, les autres étant dans leur grande majorité bloquées par la prescription. » Pour le reste, la justice n’a « jamais » été « informée ».

95 prêtres et religieux exfiltrés depuis 1990

Cette enquête, développée dans un livre à paraître mercredi 22 mars (« Eglise, la mécanique du silence », éditions JC Lattès), a été menée en partenariat avec « Cash Investigation ». L’émission de France 2 diffuse, mardi à 20 h 55, un film documentaire de Mathieu Boudot intitulé Pédophilie dans l’Eglise : le poids du silence.

L’équipe d’Elise Lucet évoque un « système » d’« exfiltrations internationales » de prêtres ou de religieux pour éviter le scandale. Sans avoir eu « accès à toutes les données », elle a établi une cartographie faisant état de 95 mutations depuis 1990, à l’échelle mondiale, de clercs pour lesquels 802 victimes ont été recensées.

« Cash Investigation » n’épargne pas le pape François, connu pour sa politique de « tolérance zéro » à l’égard de la pédophilie. Avec des conditionnels, l’émission glisse que Jorge Bergoglio, alors archevêque de Buenos Aires, « aurait tenté de faire innocenter un prêtre jugé pour pédophilie », le père Julio César Grassi, en transmettant à la justice une contre-enquête à décharge avant son procès en appel en 2010.

L’accusation donne lieu dans le documentaire à un dialogue assez surréaliste entre la journaliste et présentatrice de l’émission, Elise Lucet, et le pape, lors d’une audience générale place Saint-Pierre à Rome. « Dans le cas Grassi, avez-vous tenté d’influencer la justice argentine ? », lui demande la journaliste. Le pontife, manifestement surpris, fronce le nez et répond : « Pas du tout. »

« Repli sur soi »

Selon l’émission, 18 prêtres condamnés pour agressions sexuelles sur mineurs ou viols en France « sont toujours en activité au sein de l’institution catholique ».

L’enquête se penche notamment sur un cas lyonnais méconnu jusqu’alors, celui du « père Didier », condamné dans les années 1990 après avoir fait une dizaine de victimes, et toujours actif en paroisse au moment où il est interviewé, en 2016. Aujourd’hui, « il habite à Lyon », mais il est « sans ministère et sans autorisation de célébrer en public », a assuré, lundi à l’Agence France-Presse (AFP) l’entourage du cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon.

Recherché par la justice canadienne depuis 1998, le père Joannes Rivoire vit, lui, dans le diocèse de Strasbourg, selon les enquêteurs de Mediapart et « Cash Investigation », qui se sont aussi intéressés à des frères du Sacré-Cœur et de Saint-Jean exfiltrés d’Afrique vers l’Europe à la suite de soupçons d’abus sexuels.

Malgré ces révélations, la Conférence des évêques de France a refusé d’envoyer un représentant au débat qui doit suivre le documentaire. « Sur la question douloureuse de la pédophilie, l’Eglise s’engage avec sincérité dans une opération de vérité et de lutte. Ces méthodes “d’investigation” ne visent qu’à prouver le contraire », a dénoncé le porte-parole adjoint de la conférence, Vincent Neymon, rappelant les mesures prises (cellules d’écoute des victimes, commission d’expertise indépendante…) en avril 2016.

Elise Lucet s’est dite surprise par ce refus, alors qu’elle avait « le sentiment d’une volonté d’évolution et de transparence ». « Face à une enquête aussi poussée, l’Eglise reprend ses vieux réflexes de repli sur soi », a-t-elle accusé.