Une combattante du PKK originaire d’Iran, à Makhmour, en Irak, le 8 septembre 2014. Les forces kurdes ont repris le contrôle de la ville après une brève occupation par l’État islamique en août 2014. | Emilien Urbano

C’est un État rêvé, aux contours indistincts, perdu dans le silence des cartes. Un territoire écartelé entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie. Tout au long du XXe siècle, le Kurdistan n’a existé qu’à travers le combat – ou plutôt les combats – des nationalistes kurdes. Des luttes isolées contre les quatre États qui se partagent ce qu’ils considèrent comme leur terre. Cette histoire de guerres sans fin, menées par des factions souvent rivales, ponctuées de déplacements de populations, de massacres et de trahisons, fut longtemps parée d’une légende héroïque et tragique. Celle d’un peuple sans État, en lutte pour sa survie. Mais le conflit syrien et le cycle de violences qui ébranle le Moyen-Orient ont projeté ce Kurdistan des marges au cœur des tensions de la région.

Une coalition internationale contre l’État islamique

À la faveur de la guerre civile en Syrie, les régions kurdes du nord du pays sont progressivement investies par les déclinaisons locales du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un mouvement politique et militaire qui a déclaré la guerre à Ankara en 1984. Dans le même temps, les djihadistes – bientôt rassemblés sous la bannière de l’État islamique (EI) – profitent du chaos syrien pour se renforcer, avant de fondre sur le nord de l’Irak au printemps 2014. Après la chute de Mossoul, ils avancent vers les territoires que les factions kurdes irakiennes tenaient depuis 2003. À Sinjar, ils massacrent et réduisent en esclavage la minorité kurdophone des yézidis.

C’est alors que prend forme la coalition internationale contre l’État islamique. Front contre front, les peshmergas kurdes d’Irak s’opposent aux djihadistes dans le nord du pays. À l’automne suivant, l’enclave kurde de Kobané, en Syrie, est assiégée par les combattants de l’EI. La résistance de cette petite localité frontalière de la Turquie déclenche le soutien occidental aux forces kurdes. Cette coopération stratégique permet le recul des djihadistes dans tout le nord syrien.

La bataille de Kobané, un nouveau mythe fondateur

Tournant de la guerre, la bataille de Kobané devient, pour les Kurdes de toute la région, un nouveau mythe fondateur. Dans les villes kurdes de Turquie, d’Irak et de Syrie, on baptise du nom de cette petite cité autrefois inconnue des restaurants, des salons de coiffure et même des nouveau-nés. En même temps qu’elles fournissent aux opinions occidentales une imagerie faisant singulièrement écho à leurs propres angoisses vis-à-vis de l’islam radical, la résistance de Kobané et la figure de ses femmes combattantes galvanisent dans la région le sentiment national kurde.

En Turquie, cet élan conduit les Kurdes à resserrer les rangs derrière le Parti démocratique des peuples (HDP), formation légale qui défend leurs intérêts. Aux élections de juin 2015, il obtient un score historique. L’enthousiasme sera pourtant sans lendemain. Durant les mois qui suivent, le sud-est de la Turquie sombre dans la violence. Alors que le PKK investit plusieurs villes kurdes, toutes les insurrections qu’il tente d’y lancer sont écrasées avec une brutalité inouïe par les forces turques.

Des quartiers entiers sont rasés, leurs populations dispersées. Au printemps 2016, la bataille des villes est perdue. Tout au long de cette période et pour la première fois de l’Histoire, un espace kurde a cependant pris forme par-delà les frontières. Hétérogène mais confronté à un chaos commun, il est parcouru de fils invisibles liant les villageois de Sinjar aux combattants de Kobané, les enfants kurdes des villes en ruine de Turquie aux peshmergas irakiens.

Au cours de ses séjours répétés sur les différents fronts qui composent cet espace, le photographe Émilien Urbano a témoigné en images de la naissance de ce nouveau Kurdistan, façonné par les multiples prolongements d’un conflit unique. Son travail, « War of a Forgotten Nation », raconte l’irruption de cette guerre dans des villes autrefois coupées les unes des autres. Mais aussi dans les gestes et dans les corps des paysans, des commerçants, des écoliers, des chômeurs ou des chirurgiens dentistes, dont elle a fait des réfugiés, des combattants ou des cadavres abandonnés au bord d’une route, les ravissant à leurs existences parallèles pour les confondre dans un chaos sans retour.

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