Deux salariés de Tezea s’occupent de l’entretien de machines d’imprimerie appartenant à une association de la commune de Pipriac (Ille-et-Vilaine). | Solène Cordier Le Monde

Nul ne s’en douterait en parcourant les rues tranquilles de Pipriac, bordées par des maisons au toit en ardoise. Aucun indice vu du cimetière, à quelques centaines de mètres du presbytère, après avoir dépassé la mairie. Pas davantage en empruntant le rond-point menant à la petite zone commerciale où s’élève le Super U. Et pourtant, une révolution est en cours dans cet ancien chef-lieu de canton d’Ille-et-Vilaine, situé à une quarantaine de kilomètres de Rennes. Ici et dans la commune voisine de Saint-Ganton, 4 200 habitants au total, on s’est mis en tête d’éradiquer le chômage de longue durée. Le chemin à parcourir est encore long, mais plusieurs étapes ont déjà été franchies.

En octobre 2016, l’entreprise Tezea a vu le jour afin de remettre au travail tous ceux qui en étaient privés dans ce territoire rural, qui compte une majorité d’employés et d’ouvriers. Les premiers contrats ont été signés le 9 janvier et d’ici à la fin de l’année, la centaine de personnes recensées comme chômeurs de longue durée dans les deux communes seront salariées en CDI, rémunérées au smic. Ils ont la possibilité de travailler à temps partiel, pour faciliter leur retour à l’emploi, mais dans les faits, la grande majorité a signé pour un temps complet.

A l’image de Damien Breteaux, 32 ans, titulaire d’un BEP de tourneur fraiseur, embauché le 23 février. Ce père d’un petit garçon a commencé à travailler à 18 ans, enchaînant les intérims en tant que manutentionnaire. Mais au cours des dernières années, les missions se sont fait moins nombreuses. En dix ans, l’usine PSA de la Janais située à Rennes, un des gros employeurs du coin, a supprimé plus de 5 000 postes. Le recours aux sous-traitants s’est tari, inévitablement, et le travail des intérimaires aussi.

Récupérer « les miettes du travail »

« Quand on m’a parlé du projet, j’étais au chômage depuis un an et demi, c’est la première fois que ça m’arrivait. J’avais passé tous les permis pour être cariste parce que je savais que c’est un emploi qui est recherché dans le coin. Mais à chaque fois, les employeurs me refusaient en me renvoyant que je n’avais pas d’expérience », raconte le jeune homme.

« Le projet », c’est l’expérimentation Territoires zéro chômage de longue durée, prévue par la loi du 29 février 2016, votée à l’unanimité. Son principe : créer des emplois à durée indéterminée pour tous les chômeurs éloignés de l’emploi depuis un an et plus, après avoir recueilli leurs compétences et leurs envies, en fonction des besoins locaux. Dix territoires ont été habilités en France par le ministère du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Ils sont actuellement engagés dans une première phase de cinq ans et Pipriac est la commune la plus avancée .

Les salariés, embauchés par des entreprises dites à but d’emploi, s’attellent à des tâches peu rentables et donc jusqu’alors délaissées par la collectivité. Cela va de la valorisation d’un espace vert communal à la sécurité aux abords des écoles, en passant par des heures de ménage chez les commerçants. On récupère les « miettes de travail », comme aime dire Denis Prost, salarié d’ATD Quart Monde et pivot du projet en Ille-et-Vilaine. Pas question en revanche de créer une concurrence déloyale avec les entreprises locales, ce qui oblige à imaginer des prestations qui n’étaient pas effectuées jusqu’alors et à être en contact constant avec les entrepreneurs du coin.

Le financement de l’opération repose aux deux tiers sur le transfert des sommes consacrées jusque là à l’accompagnement des demandeurs d’emploi (RSA, allocations chômage, CMU...). Les recettes réalisées par les entreprises à but d’emploi apporteront une manne complémentaire. La loi a créé, en outre, un fonds d’expérimentation abondé par les collectivités et l’Etat.

Enfin, ATD Quart Monde insiste sur les bénéfices escomptés, y compris financiers, mais difficiles à chiffrer en amont. « Souvent, les chômeurs de longue durée tombent plus que les autres dans des addictions, on trouve aussi davantage d’enfants placés dans les familles éloignées de l’emploi », énumère Denis Prost. Autant de coûts pour la collectivité qui disparaîtront..?

« Avec ce projet, qui redonne une place à chacun, on recrée une forme d’espoir »

A Pipriac, les entretiens avec les chômeurs ont débuté en juin 2014. Les mois qui ont précédé, des rencontres ont eu lieu entre des membres d’ATD Quart Monde et les acteurs économiques et politiques de la commune. Franck Pichot, le président du Point accueil emploi de Pipriac, une structure territoriale de proximité qui propose des informations sur l’emploi et la formation, a été l’un des premiers à se montrer intéressé. Ça tombe bien, il est aussi vice-président du département. « Avec ce projet, qui redonne une place à chacun, on recrée une forme d’espoir. On fait quelque chose, on se bat, on permet que les gens ne se sentent pas délaissés », plaide le socialiste, en dénonçant le « gâchis humain total » qu’est le chômage, qui « produit une détestation des institutions et de la désespérance ».

Dans une commune où le Front national a recueilli 30 % des suffrages aux élections régionales de 2015, l’argument fait mouche. Le maire de la commune, pourtant d’un bord politique opposé à celui de M. Pichot (divers droite), a lui aussi accepté de se lancer dans l’aventure après un court délai de réflexion.

« Briser les préjugés »

Lors des premières réunions publiques, les sceptiques étaient pourtant légion. Eradiquer le chômage ? L’idée même semblait incongrue. Franck Pichot se souvient du pari lancé alors par un des chefs d’entreprise de Pipriac : « Si vous arrivez à intéresser vingt personnes, je vous paye une caisse de champagne ! » Et pourtant, petit à petit, grâce à la ténacité de Denis Prost, l’utopie s’est transformée en réalité.

Nicolas Cottais est président de l’union des commerçants et artisans de Pipriac, qui compte une cinquantaine d’adhérents sur la centaine d’entreprises de la commune. Il a gardé un souvenir très net des premières réunions avec les chômeurs. Des rencontres qui ont permis de « briser les préjugés ». « J’ai compris en discutant avec eux que ce n’est pas une vie d’être au chômage sur la durée, qu’on ne peut pas faire de projet, pas penser à l’avenir. Ce ne sont pas des gens qui se complaisent dans leur situation, qui touchent les allocs et s’en contentent », estime aujourd’hui le chef d’entreprise, à la tête d’un magasin d’informatique. Il fait partie du comité local qui se réunit toutes les six semaines pour veiller au bon déroulement de l’expérience. Il retrouve dans ce cadre les élus, des représentants des chômeurs, les associations, les institutions comme Pole Emploi, la mission locale…

« Pour une fois, on a pris les gens et on a construit l’entreprise autour. Au centre, c’est nous »

C’est vraiment sur cette participation de tous les acteurs du territoire que repose le succès de l’expérimentation, insiste Denis Prost. L’implication de chacun est aussi un des fondements de la « culture d’entreprise particulière » propre à Tezea, rappelle un des deux codirecteurs, Serge Mahric. L’entreprise s’inscrit dans le sillon de l’économie sociale et solidaire, et revendique la mise en responsabilité des salariés. « On redistribue les cartes, ça ouvre de nouvelles voies économiques. C’est le New Deal version Pipriac Saint-Ganton ! », plaisante le directeur.

Avant même d’être embauchés, les salariés de Tezea ont participé à des réunions deux à trois fois par semaine ces deux dernières années, afin d’imaginer leur futur emploi. Chacun a suivi plusieurs formations pour devenir polyvalent. « Pour une fois, on a pris les gens et on a construit l’entreprise autour. Au centre, c’est nous », résume Florence Bouvier. A 53 ans, elle a effectué le gros de sa carrière en tant qu’assistante de direction dans des grands groupes.

Désormais, elle est comme ses collègues multitâches, s’occupe à la fois des fiches de paie, de l’ergonomie des postes de travail, de la communication interne et des formations. « Ce que j’aime c’est l’aspect novateur et aussi que tout soit à faire. On crée quelque chose », s’enthousiasme-t-elle. Mais elle ne s’imagine pas forcément rester là des années. D’ailleurs, à terme, l’objectif de Tezea est que ses salariés, remis dans les rails de l’emploi et leur dignité retrouvée, trouvent une place ailleurs.