François H., dans la région de Dunkerque, le 7 mars 2017. | Faustine Vincent / Le Monde

François H. a gardé le secret pendant des mois. Demande expresse de la direction. Des mois à taire la menace qui se profilait pour les salariés de son usine. Des mois à œuvrer en coulisses, au gré des rendez-vous avec « le directeur technique, la compta et la RH » pour « faire le point » dans un café, choisi à une demi-heure de route pour plus de discrétion. Personne ne devait savoir avant l’heure qu’un plan social se préparait et que 125 personnes sur 600 seraient licenciées.

Qui doit partir ? La mission confiée à François est claire : il doit établir une liste de noms. Soixante en tout dans son secteur. C’est à partir de ce moment-là qu’il a perdu pied. « C’était une usine familiale, des gens que je connaissais depuis toujours, des amis. J’étais très proche de mes gars. J’ai pas été formé pour faire ça », raconte le jeune quadragénaire aux cheveux gris.

François, 41 ans, a grandi près du village où il habite avec sa femme et ses deux enfants, dans la région de Dunkerque. L’usine métallurgique est juste à côté. Il vient d’avoir son bac pro agricole quand il y entre comme ouvrier. Comme son père avant lui, il gravit un à un les échelons pour finir au même poste, responsable de production. Une fonction qu’il ne visait pas, mais que la direction avait fini par le convaincre d’accepter après un premier refus.

« Quand vous écrivez un nom, derrière il y a une famille »

Jusqu’en février 2016, il tente d’accomplir sa tâche et de dresser la liste. « J’ai passé quatre mois épouvantables. Quand vous écrivez un nom, derrière il y a une famille. Je me demandais : qu’est-ce qui va leur arriver ?”. Certains m’avaient dit qu’ils étaient en train d’acheter une maison. Ils ne voyaient pas arriver le plan social. » Il griffonne quelques noms sur un papier, rature, recommence. Son frère, qui travaille sous ses ordres, n’est pas non plus dans la confidence.

François finit par s’écrouler un matin, lors d’une réunion anodine avec le directeur technique. Il « tombe en larmes » et part se réfugier sur le parking. Arrêt maladie, malaises à répétition, suivi psychologique, anxiolytiques... le quadragénaire est diagnostiqué en « burn out ».

Sur place, les employés s’inquiètent et tentent d’en savoir plus. Mais il rend son téléphone professionnel et coupe les ponts. « Je ne voulais pas être en contact avec eux parce que je n’arrivais pas à expliquer. J’éclatais en sanglots dès que je parlais de l’usine. Je ne sais pas s’ils m’en ont voulu », dit-il.

A son père, qui vient lui rendre visite pour comprendre, il finit par tout raconter. Le vieil homme ne commente pas. « Dans la famille, on n’est pas très expressifs, explique François en souriant. Mais il a compris. Lui aussi connaissait toutes les personnes. Il ne m’a jamais demandé quels noms j’avais inscrit sur la liste. D’ailleurs, je ne l’ai jamais vraiment faite. » Juste esquissée, avant que la direction ne s’en empare pour ajuster et compléter. François n’en veut pas à ses supérieurs : « C’est le groupe qui a fait ce choix, pas la direction. »

« Je ne veux pas créer d’emplois »

Depuis son départ précipité il y a un an, il n’a jamais remis les pieds à l’usine. Son arrêt maladie vient juste de se terminer. Il a envoyé tous les papiers et attend désormais son licenciement pour inaptitude. Une délivrance. « Je ne renie pas le travail que j’ai fait pendant vingt ans, mais c’est une nouvelle vie qui commence. »

Il s’apprête à lancer sa propre entreprise en louant ses services comme grutier dans le monde agricole. « L’industrie, les grosses boîtes, je veux plus en entendre parler », lâche-t-il. Mais pas question d’embaucher. « Ça peut paraître bizarre, mais je ne veux pas créer d’emplois. J’ai trop peur de revivre ce que j’ai vécu ». Il attend d’être licencié pour reprendre contact avec ses anciens collègues. Il essayera aussi d’arrêter de faire un détour chaque jour en sortant de chez lui pour ne pas passer devant l’usine.

Un matin de mai, c’est par la radio qu’il a appris l’annonce officielle du plan social. Quelques mois plus tard, l’usine a malgré tout été placée en liquidation judiciaire.