Une scierie du groupe Radoux à Mézières-en-Brenne (Indre), en janvier 2015. | GUILLAUME SOUVANT / AFP

Faire feu de tout bois, en confortant la politique climatique de l’Europe ou, au contraire, en l’affaiblissant ? La question est au cœur de discussions serrées que mènent actuellement la Commission de Bruxelles et les pays membres de l’Union européenne sur la place du secteur forestier dans la lutte contre le réchauffement.

L’enjeu est d’importance, puisque le domaine boisé, qui couvre près de 40 % du territoire de l’UE, absorbe aujourd’hui environ 10 % de ses émissions annuelles de CO2, capté par photosynthèse et stocké dans les troncs, les branches et les racines des arbres, ainsi que dans les sols. Un puits de carbone naturel que Bruxelles souhaite sanctuariser par un nouveau règlement communautaire. Or, de grands pays forestiers, à commencer par la France, tentent d’assouplir ce règlement qui contrarie leur volonté d’exploiter plus intensivement leurs peuplements sylvestres. Une attitude qui leur vaut une volée de bois vert de la part des associations environnementales.

Le débat est technique, mais aussi politique. Il porte sur ce que les experts appellent « l’utilisation des terres, le changement d’affectation des terres et la foresterie ». Le bilan carbone de ce secteur – la différence entre le volume de carbone soustrait à l’atmosphère par la croissance des arbres ou par les plantations, et volume de carbone relâché du fait des défrichements ou des coupes de bois – a été jusqu’ici comptabilisé dans le cadre du protocole de Kyoto sur la réduction des gaz à effet de serre. Un texte auquel succèdera, en 2020, l’accord de Paris issu de la COP21.

Mais les émission et absorptions de ce secteur ne sont aujourd’hui pas incluses dans les engagements du « paquet climat-énergie » européen, qui vise notamment à réduire d’au moins 40 % les émissions de gaz réchauffants de l’UE d’ici à 2030, par rapport à leur niveau de 1990.

« Aucune émission nette »

L’action climatique de l’Europe reste donc incomplète, sinon bancale. Elle repose pour l’instant sur deux pieds. D’une part, le marché carbone, pour quelque 11 000 installations industrielles (centrales thermiques, raffineries, cimenteries, papeteries...) qui devront avoir réduit leurs émissions de 43 % en 2030. D’autre part, le système dit du partage de l’effort, pour le transport, le bâtiment et l’agriculture (dont ce système couvre les rejets de méthane mais pas ceux de CO2), qui doivent diminuer leurs rejets de 30 %.

Pour affermir ce dispositif, la Commission européenne a décidé de lui ajouter un troisième pied, celui du secteur forestier, en fixant également à ce dernier des objectifs contraignants. C’est le sens d’une proposition de règlement qui, présentée en juillet 2016, doit s’appliquer sur la période 2020-2030. Elle pose le principe que, pour chaque pays, ce secteur ne devra être à l’origine d’« aucune émission nette » de gaz à effet de serre, en sorte que son bilan carbone soit « neutre ou positif ». Cela en prenant comme référence « l’intensité » de la gestion forestière au cours des années 1990-2009. C’est sur ce point que la France manifeste son désaccord. Elle demande que la référence soit celle de « la planification forestière nationale existante ».

Pourquoi cette revendication ? La raison est simple. La France vient de se doter d’un nouveau Programme national de la forêt et du bois, dont le décret a été publié le 10 février. Cette feuille de route prévoit de « mobiliser » – autrement dit de commercialiser – 12 millions de m3 de bois supplémentaires par an à l’horizon 2026, soit un tiers de plus que les 37 millions de m3 annuels récoltés ces dernières années. Le document précise que cela « conduirait à un taux de prélèvement de 65 % de l’accroissement biologique » de la forêt, c’est-à-dire de l’augmentation naturelle du volume de bois sur pied, alors que ce taux est actuellement de 50 %.

« La France bafoue son image »

Le programme forestier national entre ainsi en contradiction avec la proposition de Bruxelles. En effet, la forêt métropolitaine, qui a doublé de taille en deux siècles pour couvrir 17 millions d’hectares, absorbe aujourd’hui environ 12 % des émissions annuelles de CO2 de la France. Un taux de prélèvement de bois plus important aura pour conséquence de réduire son potentiel d’absorption par rapport à la gestion forestière des décennies passées. A rebours, donc, de la règle du bilan carbone « neutre ou positif ».

Interrogé, le ministère de l’agriculture assure qu’il n’est pas question pour autant que, dans le cas où le surcroît de récolte de bois n’attendrait pas les 12 millions de m3 escomptés, la France soit autorisée à émettre davantage de CO2 dans le secteur du bâtiment, du transport et de l’agriculture. De son côté, le ministère de l’environnement indique que « la position française doit encore faire l’objet d’arbitrages ». Les pays européens confronteront leurs demandes lors de la réunion d’un groupe d’experts, le 27 mars à Bruxelles. Mais les tractations vont se poursuivre : ce n’est qu’en juin que le conseil des ministres de l’environnement et le parlement européen se prononceront.

La forêt des Vosges, près de Gérardmer, en janvier. | SEBASTIEN BOZON / AFP

En l’état, l’approche hexagonale est vertement critiquée par les associations. « La France bafoue son image de leader climatique, en cherchant à cacher le fait que les forêts françaises absorberont de moins en moins de carbone, réchauffant ainsi l’atmosphère, dénonce Hannah Mowat, de l’ONG européenne FERN. Quel message envoie-t-on au monde? Comment stopper la déforestation planétaire si même la France n’est pas honnête? Pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris, il faut un système de comptabilité forestière sérieux. »

De son côté, Julie Marsaud, coordinatrice du réseau forêts à France nature environnement, juge que « plutôt que de proposer un artifice comptable, la France devrait mettre son énergie à trouver l’équilibre entre une récolte augmentée et un puits de carbone forestier renforcé ». Par exemple « en diversifiant et en densifiant les forêts ».

Au demeurant, d’autres pays sont sur la même ligne que la France. C’est le cas de l’Autriche et, surtout, de la Finlande, le deuxième pays forestier européen, qui veut augmenter très fortement ses coupes de bois, au détriment, dénonce FERN, des terres traditionnelles du peuple Sami.

Bois d’œuvre plutôt que de chauffage

Cette discorde européenne pose la question des limites dans lesquelles la promotion du bois-énergie, c’est-à-dire du bois de chauffage, est ou non « climato-compatible ». Le programme forestier français vise en effet, en même temps qu’à mieux valoriser la ressource sylvestre, à répondre aux objectifs de loi de transition énergétique (les filières renouvelables, dont le bois, devront fournir 38 % de la consommation de chaleur en 2030) et à ceux de la programmation pluriannuelle de l’énergie (le recours à la biomasse doit croître d’environ 50 % d’ici à 2023).

Or, le bois-énergie représente déjà la première ressource renouvelable en France (40 % du mix renouvelable, deux fois plus que l’hydraulique), consommée aux trois quarts par les appareils de chauffage domestiques. Sur les 37 millions de m3 de bois commercialisés annuellement en métropole, 20 % sont aujourd’hui destinés à être brûlés, trandis qu’un peu plus de la moitié finit en bois d’œuvre, le reste étant dévolu à des usages industriels (pâte à papier, panneaux de particules).

Peut-on aller au-delà ? « Le développement du bois-énergie ne s’oppose pas à une gestion sylvicole durable, dans la mesure où le prélèvement reste inférieur à la croissance de la forêt », estime Cyril Le Picard, président de la branche biomasse du Syndicat des énergies renouvelables. « A la condition impérative, ajoute-t-il, que l’on replante après une coupe rase. »

Julie Marsaud est moins optimiste, d’autant qu’aux grumes commercialisées s’ajoutent 25 millions de m3 par an de bois autoconsommé par les propriétaires forestiers privés, qui partent en fumée. A ses yeux, « l’équilibre dans la récolte entre bois-matériau et bois-énergie doit être amélioré en faveur du premier, afin de favoriser le stockage à long terme du carbone ». Car le bois transformé en charpente, en parquet ou en meuble continue à fixer le CO2 séquestré durant la pousse des arbres, tandis que la combustion du bois de chauffe le renvoie directement dans l’atmosphère. Le paradoxe serait que sous couvert d’atténuer le réchauffement, la politique forestière et énergétique de la France conduise en réalité à atténuer l’action climatique de l’Europe.