Des engins de travaux publics incendiés pour décrocher un marché de gardiennage, des chantiers bloqués pour imposer des embauches, des sabotages, parfois une arme posée sur une table lors d’une discussion… le tribunal correctionnel de Marseille juge, à partir de lundi 27 mars, une forme particulière de banditisme : le racket d’entreprises, de majors du BTP ou de petites sociétés de sécurité. Sur les neuf prévenus qui comparaissent, quatre sont poursuivis pour extorsion, soupçonnés d’avoir utilisé la mauvaise réputation des quartiers nord de la ville pour établir un climat de peur, afin de mieux imposer leur entreprise de gardiennage.

En 2014, alors que le chantier de la L2, une rocade autoroutière de contournement de Marseille, atteint les cités Picon et Busserine, dans le 14e arrondissement, Bouygues Travaux Publics, maître d’œuvre de ce chantier financé par l’Etat, cherche à établir un contact avec les habitants, car les travaux s’annoncent nocturnes, longs et bruyants. Karim Ziani, le responsable du club de foot de la Busserine, apparaît comme un facilitateur tout trouvé. Dans ces cités, hauts lieux du trafic de stupéfiants, « il ne fait pas deux pas sans serrer des mains ».

Dans la nuit du 26 janvier 2015, sur le chantier de la L2, une foreuse, la plus grande d’Europe, est incendiée ; un peu plus loin deux pelleteuses partent en fumée. Le préjudice est estimé à 2 millions d’euros. Trois jours plus tard, le responsable du chantier reçoit un devis de gardiennage. Dans le même temps, Karim Ziani l’informe que « la pression monte », qu’il ne peut « plus rien maîtriser », qu’il faut que Bouygues embauche des gens de la cité et recrute la société de gardiennage Télésurveillance Gardiennage Intervention (TGI).

Il avoue à son interlocuteur que cette entreprise est à l’origine de l’incendie des engins. « J’ai engueulé mon ami en disant qu’il avait fait une connerie, qu’il n’aurait pas dû brûler les machines et que ça va contre la religion. » Mais, assure Karim Ziani au responsable du chantier : « Maintenant c’est du passé. » Il lui glisse une liste de dix noms, à embaucher d’urgence, « pour être tranquille ». Le prix de la paix sociale…

Redoutable maître chanteur

Les écoutes téléphoniques révèlent les pratiques de TGI, dirigée par Rafik Zeroual – au salaire de 8 000 euros mensuels –, secondé par deux « hommes de main » aux manières fortes. Chauffeur de bus à la Régie des transports de Marseille en maladie depuis des mois, joueur de foot évoluant dans l’équipe de Consolat en troisième division nationale, Halid Compaoré est désigné par la juge d’instruction comme « l’incontournable détenteur du sésame ouvrant la voie au marché de la sécurité dans les quartiers nord ». Etonnant personnage qui, sous une casquette de médiateur, participe aux réunions à la préfecture et à la Fédération du bâtiment, tout en se montrant, selon l’accusation, un redoutable maître chanteur. « Je ne suis pas le caïd que l’on décrit », se défend-il.

L’autre « malabar » de TGI, Hadj Abdelkrim Bensaci, aime répéter avec son boss, M. Zeroual, les « coups de pression » auxquels il soumet les chefs d’entreprise. Avant d’aller réclamer à un promoteur une somme de 12 000 euros pour des prestations fantômes, il s’échauffe : « Si lui c’est un loup, nous, on est des requins, il est tombé dans l’eau. Nous, à Marseille, pour 50 euros, on plante, on tire, on fout le bordel. Je vais lui dire : “T’as des enfants, ils vont à l’école… » Le patron a confirmé la venue de gros bras à la « mine patibulaire » et a fini par promettre deux nouveaux contrats de sécurité pour TGI. « T’aurais vu comme il était blanc », s’amuse Bensaci en faisant son rapport à Rafik Zeroual.

Mais, durant sa garde à vue, il a fini par craquer et par avouer : « Halid Compaoré et Rafik Zeroual se sont associés pour récupérer tout le chantier de la L2. Rafik demande à Compaoré de foutre le bordel pour obtenir des contrats. Soit ça se passe bien, soit ça va pas, sinon ça brûle, comme ça ils comprennent qu’il faut prendre TGI. »

La Fédération du BTP estime à 50 millions d’euros le coût annuel, dans les Bouches-du-Rhône, de cette délinquance longtemps tue et non dénoncée à la justice – vols, dégradations, incendies et pertes d’exploitation liées à des chantiers ralentis ou arrêtés. Pour éviter les pressions à l’embauche, les entreprises incluent dans leurs marchés des clauses d’insertion ouvertes aux jeunes des cités où vont se dérouler des chantiers. Ces procédures sont gérées par Pôle emploi et par des associations d’insertion.

« Je n’ai jamais ressenti ailleurs ce chantage, cette pression, a témoigné un promoteur construisant à l’Estaque un ensemble immobilier. A Marseille, les promoteurs budgètent une somme pour le racket. » Si les sociétés nationales ont, en 2015, déposé une plainte, en même temps que la direction départementale de la sécurité publique mettait sur pied un groupe d’enquête spécialisé, les petites entreprises de sécurité marseillaises optent souvent pour l’omerta. Un commercial de l’une d’elles a expliqué « ne plus pouvoir mettre un doigt dans les quartiers nord ». Il affirme que les sociétés de gardiennage devaient, à l’époque, verser une enveloppe de 2 000 euros à Halid Compaoré, « si on [voulait] travailler ». La proposition se faisait avec une arme à portée de main.