C’était l’un des derniers géants sud-africains, ceux dont l’existence a embrassé et surmonté toute la gamme des beautés et des horreurs de leur pays, depuis la discrimination jusqu’à la démocratie multiraciale. Travail inachevé, par nature. Ahmed Kathrada n’avait jamais abandonné ce combat. Il n’avait jamais abandonné les notions fondamentales de justice qui l’avaient poussé, jeune adolescent, à entrer dans l’action politique pour lutter contre les lois iniques sud-africaines. Il s’en est allé sur la pointe des pieds, mardi 28 mars, emporté par les suites d’une embolie cérébrale. Il avait 87 ans.

Fils de commerçants indiens originaires de la région du Gujarat, il naît en 1929 et grandit dans une petite ville de ce qui était alors le Transvaal-Ouest. La population y est, en substance, composée d’Afrikaners dans la ville et de Noirs dans le township. Coincé au milieu, le jeune garçon apprendra à comprendre, plutôt qu’à haïr, ces deux communautés qui vivent, déjà, séparées et le seront encore plus lorsque les lois de l’apartheid formaliseront la ségrégation, après 1948.

Le « frère » de Nelson Mandela

A 12 ans, jugeant insupportable le système d’oppression raciale, il entre dans l’action politique, distribue des tracts. A 17 ans, il s’y plonge à plein-temps, au sein du Congrès indien du Transvaal. Ahmed Kathrada est actif dans la campagne de « défiance » contre les mesures discriminatoires qui vont augmenter en flèche dans les années 1950.

Le jeune homme fougueux a la vie des militants de l’époque : allers et retours entre les tribunaux, les cellules, et une liberté de plus en plus soumise à des contraintes. C’est alors un jeune talent, au tempérament fougueux, dont les premières rencontres avec Nelson Mandela, la star du Congrès national africain (ANC) sont tendues. Ils s’affrontent même dans un débat public. En 1951, il part en Hongrie participer à la Conférence de la jeunesse mondiale. Ce voyage dure près d’un an. Il saisit l’occasion pour visiter le camp d’extermination d’Auschwitz, en Pologne, et en revient marqué à jamais. En 1955, il est l’un des organisateurs de la grande réunion où sera adoptée la Freedom Charter (« charte pour la liberté »), qui fonde une grande partie de la philosophie politique « non raciale » de l’ANC.

Le militant anti-apartheid Ahmed Kathrada à sa libération de prison, le 15 octobre 1989. | WALTER DHLADHLA/AFP

En 1963, il est présent à Liliesleaf Farm, une ferme du quartier de Rivonia, au nord de Johannesburg où la branche armée de l’ANC, Umkhonto we Sizwe (MK, « la pointe de la flèche »), fondée deux ans plus tôt, a établi son quartier général clandestin. Ahmed Kathrara, qui a rejoint le Parti communiste sud-africain (SACP), en fait partie. Nelson Mandela, dont il a organisé à un moment la clandestinité, a déjà été arrêté. MK s’apprête à passer à l’action. Le coup de filet de la police est un désastre pour l’organisation.

Le procès de Rivonia où sont jugés les huit responsables présents à Liliesleaf aurait pu se conclure par des condamnations à mort. Ce sera, pour Nelson Mandela et Ahmed Kathrada, la prison à vie. A Robben Island, une ancienne léproserie et site de relégation au large du Cap où on les transfère, les conditions sont d’une dureté terrible. Plus tard, il dira comment la peur que lui inspirait un régime carcéral destiné, à peu de chose près, à tuer les détenus à petit feu, l’a brûlé pendant longtemps. Il a fallu toute la force de ses détenus, à commencer par son amitié avec Nelson Mandela, le « frère », pour la vaincre.

La prison, université et laboratoire politique

De cet enfer, les détenus vont faire une université. Ahmed Kathrada sera le premier à y passer des diplômes, lui qui avait abandonné l’école très tôt. Ils en font aussi un laboratoire politique, une école de la vie pour l’après-apartheid qui, alors, semble indéboulonnable. Lorsque le système finit par craquer, à la fin des années 1980, Ahmed Kathrada sera l’un des premiers à être libéré de la prison de Pollsmoore, où il a été transféré.

Après 1994, lorsque Nelson Mandela devient président, il en sera le conseiller. Il est aussi député. Mais la vie publique ne lui convient pas. Bientôt, il quitte le pouvoir, s’éloigne. Il se consacre à sa fondation, refait sa vie avec Barbara Hogan, une militante blanche de l’ANC. Il écrit ses Mémoires, revient sur une existence de combat, se fait une réputation de sagesse à la Mandela.

Il a cassé des cailloux dans une carrière, souffert de la faim, du froid, de l’éloignement, en compagnie d’autres détenus, dont l’actuel président de la République, Jacob Zuma. A ce dernier, il s’est donc permis d’écrire une lettre. Une lettre ouverte, publiée en mars 2016, où Ahmed Kathrada conseille au chef de l’Etat, empêtré dans une interminable série de scandales, de démissionner. La lettre provoque un choc dans le pays. C’était son legs, un testament politique. Elle n’a reçu aucune réponse.