Gros budget et superstar au générique : Hollywood n’y est pas allé de main morte pour adapter Ghost in the Shell, une série culte de mangas et d’animés japonais. Le film, dont le rôle principal est tenu par Scarlett Johansson, sort mercredi 29 mars sur les écrans. Et représente un tournant dans les relations entre Hollywood et la culture manga : il s’agit du premier grand blockbuster américain adapté de cet univers.

Et il pourrait bien être le premier d’une longue série. Déjà, Netflix a annoncé la sortie cet été de l’adaptation en film de Death Note, un des mangas les plus populaires de ces quinze dernières années. Celle de Gunnm, une œuvre fondatrice, a déjà été filmée par Robert Rodriguez et devrait sortir l’année prochaine. Il est aussi question de projets concernant Akira, l’attaque des titans ou encore Monster. Hollywood se découvrirait-il un intérêt soudain pour le manga ?

GHOST IN THE SHELL Bande Annonce VF (2017) Scarlett Johansson
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Pas si vite. Il semblerait surtout que ces différentes annonces constituent l’aboutissement d’une longue maturation, amorcée dans les années 1990, alors que le manga faisait timidement son entrée aux Etats-Unis. « Ce sont des projets de films dont on parle depuis plusieurs années », souligne Victor Lopez, rédacteur en chef du webzine EastAsia.fr, consacré au cinéma asiatique. « Gunnm, c’est James Cameron qui a acheté les droits en 2000 ; on en parle de manière répétée depuis. Ghost in the Shell, ça remonte à Steven Spielberg, qui avait acheté les droits en 2008. » D’autres projets, comme Akira ou Cowboy Bebop, pour lequel Keanu Reeves était envisagé dans le rôle principal, sont des serpents de mer à Hollywood.

« Matrix a ouvert une voie »

L’urgence alors était de sécuriser les droits de ces œuvres, dans lesquelles Hollywood voyait déjà un potentiel commercial, notamment après la sortie de Matrix et son énorme succès au box office. « Matrix a ouvert une voie. Il s’inspirait déjà très fort de Ghost in the Shell, que les Wachowski [les réalisatrices du film] connaissaient très bien. » Mais à Hollywood, nombreux sont les projets de films à ne jamais voir le jour, et ceux-ci ne font pas exception. Certains restent enfermés dans les cartons, d’autres avancent, puis patinent avant de disparaître, et de renaître parfois quelques années plus tard, dans un feuilleton éprouvant pour les otakus - les passionnés de culture manga.

MATRIX - Bande Annonce Officielle (VF) - Keanu Reeves / Laurence Fishburne / Wachowski
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« C’est que ces films coûtent extrêmement cher. Ils sont donc très prudents », analyse Northrop Davis, auteur du livre Manga and anime go to Hollywood (non traduit en Français) et professeur spécialisé dans les mangas à l’université de Caroline du Sud. Et pas question de leur attribuer un petit budget : ces œuvres généralement très visuelles, se déroulant souvent dans un univers de science-fiction, exigent des avalanches d’effets spéciaux dernier cri. Mais ce n’est pas tout. « Préparer le scénario est sans doute la partie la plus difficile de tout le processus. Il est très dur de concevoir un scénario qui fonctionne. » D’autant plus quand il s’agit d’adapter des œuvres emblématiques issues d’une culture radicalement différente, et de contenter à la fois le public habituel des blockbusters et les otakus – les fans de culture japonaise.

Toutefois, si Ghost in the Shell est le premier gros blockbuster hollywoodien adapté de la culture manga, il n’est pas le premier film américain à s’y risquer. Ken le survivant a ainsi connu une adaptation en 1995. « C’était très mauvais, juge Victor Lopez. Dans les années 2000, il y a eu quelques films mais pour les mauvaises raisons, comme Dragon Ball Evolution. Ils ont acheté le titre juste pour vendre et fait un film qui n’avait rien à voir. Le public visé n’a donc pas été intéressé. » Des échecs commerciaux qui n’ont pas aidé les autres projets à se concrétiser.

DragonBall Evolution Trailer HD
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La maturation du public

Comment expliquer que tout semble se débloquer aujourd’hui ? Plusieurs facteurs, aussi bien culturels qu’économiques, peuvent être avancés. « Il y a une plus grande ouverture du marché asiatique aux productions hollywoodiennes », assure dans un premier temps Victor Lopez.

« Prenez l’exemple de “Pacific Rim”, un film américain qui reprend des éléments de la culture japonaise, comme les mechas [robots géants pilotés par des humains] et les kaijas [monstres géants]. Il n’a pas bien marché aux Etats-Unis mais il a cartonné en Chine. En adaptant des choses spécifiques à la culture japonaise, on peut toucher le marché asiatique. »

Pacific Rim - Bande Annonce Officielle (VF) - Guillermo Del Toro / Charlie Hunman / Idris Elba
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Pour Osamu Yoshiba, représentant de Kodansha, l’éditeur et détenteur des droits du manga Ghost in the Shell, l’arrivée de nouveaux acteurs comme Netflix sur le marché a aussi changé la donne :

« Avec l’arrivée des nouvelles plates-formes de distribution, en dehors des salles de cinéma, il y a un pic de recherche de titres forts. Dans ce contexte, l’intérêt envers les œuvres japonaises augmente, elles apportent autre chose que les histoires traditionnelles du “bon contre le méchant” d’Hollywood. »

Et puis, tout simplement, explique Northrop Davis, « il ne fait aucun doute qu’Hollywood attend d’énormes recettes de ces films. Quand vous voyez que les ventes de One Piece semblent comparables à celles de Harry Potter, vous ne pouvez pas laisser ça de côté ». Car le public a, entre l’arrivée du manga aux Etats-Unis dans les années 1990 et aujourd’hui, massivement adopté cette culture, notamment les plus jeunes, qui ont grandi avec.

Quant à ceux qui n’ont jamais accroché, ils ont été habitués peu à peu, plus ou moins consciemment, à cet univers. Quelques pionniers influents comme James Cameron, qui ont eu très tôt un œil sur ce monde, en ont distillé des éléments dans leurs productions : « il est le premier à avoir introduit les mechas dans un film grand public américain, Alien », précise Victor Lopez.

Alien Anthology - Aliens - Power Loader
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Il évoque aussi des réalisateurs comme Darren Aronofsky qui se sont inspirés, dans leur façon de tourner, de certaines œuvres japonaises : « Son film Requiem for a Dream reprend des plans entiers de Perfect Blue, de Satoshi Kon, ce qu’il a assumé. »

Perfect Blue / Requiem For A Dream Bath Scene Comparison
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Matrix a représenté un lien encore plus fort entre ces deux mondes, d’autant plus à la sortie d’Animatrix, une série de courts-métrages animés se déroulant dans l’univers de la trilogie originale, principalement réalisés par des Japonais.

« Quand les Waschowski reprennent des éléments de japanim, c’est pour complètement bouleverser la façon de filmer l’action et de présenter certaines thématiques. Il s’agit de puiser dans un autre imaginaire pour trouver d’autres idées esthétiques. »

Un risque de dénaturation

Côté artistique, Hollywood a aussi pris conscience, selon Victor Lopez, « que des œuvres longtemps jugées inadaptables, comme Le Seigneur des anneaux ou certains comics, ont pu l’être. Ça a montré que tout était digérable. »

Mais cette fois, le défi de l’adaptation comprend aussi un énorme fossé culturel. « Il y a une forte inclination à modifier les œuvres pour les rendre très populaires », met en garde Northrop Davis. « Mais s’ils ne font pas attention, ils risquent de faire disparaître ce qui rendait le manga ou l’animé spéciaux. Et en même temps, il y a certaines composantes qui n’ont tout simplement aucun sens dans la culture américaine. C’est vraiment un équilibre à trouver. »

« Mais est-ce que c’est une perte ?, nuance Victor Lopez. Ça peut aussi être un ajout : un autre regard qui s’additionne à l’œuvre d’origine, ce n’est pas seulement une soustraction. » Ghost in the Shell et Death Note se sont déjà fait vivement critiquer quand les internautes ont découvert que les acteurs principaux de ces films étaient blancs, dénonçant un racisme mercantile.

Et les otakus ne pardonnent pas quand les adaptations ne sont pas à la hauteur. « Mais ce sont surtout les fans occidentaux qui sont très pointilleux sur ce genre de choses », estime Victor Lopez. La polémique sur la couleur de peau de Scarlett Johansson n’existe pas, assure-t-il, sur le marché asiatique. Du côté de Kodansha, l’éditeur de Ghost in the Shell, on se réjouit : « Le fait que Scarlett Johansson ait été choisie a dépassé toutes nos attentes. »

Reste maintenant à savoir ce que donnera Ghost in the Shell dans les salles : en cas de succès, il pourrait ouvrir la voie à une grande vague d’adaptations, mais en cas d’échec, enterrer les projets embryonnaires. Chez Kodansha en tout cas, on y croit et on se frotte les mains : « La culture manga propose énormément de titres de tous genres, non seulement de la science-fiction et de l’action, mais aussi des histoires sur l’amour, le sport, la gastronomie, les animaux, la médecine, la religion, la politique et des comédies. »