Véritables symboles et mythes du progrès galopant, de la conquête spatiale et de la reconstruction après Hiroshima, les robots n’ont cessé de peupler l’imaginaire des mangas après la seconde guerre mondiale. Astro, le petit robot inventé par le légendaire Osamu Tezuka, aura ouvert la voix à de nombreux autres droïdes de fiction. Au sein de cette iconographie pléthorique, Ghost in the Shell (Kōkaku kidōtai, en japonais), d’abord une bande dessinée parue à partir de 1989, puis adaptée sur écran en 1995, s’impose comme un pilier de la science-fiction japonaise. Elle posera une marque indélébile sur les réalisateurs cyberpunks à venir, à l’image des Wachowski et leur trilogie Matrix, mais aussi chez les auteurs de BD.

Une histoire née en pleine crise

Sous le titre qui signifie en anglais « le fantôme dans la coquille » – dans la VO, le titre évoque plutôt des policiers antiémeutes – ce qui est devenu une franchise de films d’animation raconte, dans une société hyperinformatisée où les corps humains sont « boostés » aux nouvelles technologies, la traque d’un pirate informatique de haute volée, le Puppet Master, par la major Motoko Kusanagi, femme cyborg qui combat les cybercriminels au sein de la section 9, une unité d’élite de la police.

Aperçu de la couverture du tome 1 du manga « Ghost in the Shell » de Masamune Shirow. La première parution du manga en France remonte à avril 1996 chez Glénat. Le film d’animation est sorti dans l’Hexagone en 1997. | THE GHOST IN THE SHELL/SHIROW MASAMUNE/KODANSHA LTD.

Lorsque Ghost in the Shell naît sous la plume du quasi trentenaire Masamune Shirow, la reconstruction du Japon, perdant de la guerre, est terminée. L’avenir fait de progrès est censé tenir ses promesses. A la place, c’est la finance qui porte les espoirs. La bulle économique ne cesse de gonfler et l’archipel plonge dans la crise. C’est aussi l’année où Tezuka s’éteint, et avec lui sa génération de mangakas. « Désormais émerge la première génération otaku, dont font partie les auteurs de Ghost in the Shell mais aussi Otomo [Akira]. C’est la génération du baby-boom pour qui la conquête spatiale, la technologie étaient concrètes et n’avaient rien d’un mirage. Influencés par la BD européenne, ils prennent leurs distances avec Tezuka, plus imprégné de Disney », explique Patrick Honnoré, traducteur de nombreux ouvrages et mangas japonais. 1995, date à laquelle Mamoru Oshii sort la version animée après plusieurs mois de travail acharné, « est l’année de toutes les angoisses au Japon, avec notamment l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo mais aussi le séisme de Kobé. Les années 1990 sont aussi une période de flou politique avec des autorités désorganisées, impuissantes et absentes face à la crise », rappelle Jean-Marie Bouissou, directeur de recherche à Sciences Po et auteur du livre Manga, histoire et univers de la bande dessinée japonaise (éditions Philippe Picquier).

C’est cette nouvelle vague d’artistes qui va révolutionner la SF nippone. « Dans les années 1990, ils tendront vers des œuvres plus pessimistes, où il est question de la dépression économique, sociale, personnelle. Alors qu’avant, tout ceci était tabou. On n’avait pas le droit de faire déprimer les jeunes lecteurs », ajoute Patrick Honnoré.

Révolution graphique

Le rapport entre humains et robots, l’autonomie de ces derniers et autres thématiques classiques du cyberpunk – ce qu’aborde Masamune Shirow, qui s’est fait connaître avec le manga post-apocalyptique Appleseed – existaient déjà notamment chez des auteurs comme Isaac Asimov, Philipp K. Dick ou plus tard William Gibson. « Les fictions des années 1950 sur l’intelligence artificielle étaient déjà poussées mais Shirow, lui, en s’y penchant du côté graphique, l’a fait entrer dans la modernité, a donné un coup de vieux à Asimov. La force de la SF est de réutiliser des éléments déjà inventés il y a longtemps. On a tous le droit de les utiliser en rajoutant à chaque fois notre propre pierre à l’édifice. Et Shirow l’a fait à 1 000 % », estime Jean-David Morvan, auteur de BD et scénariste de Sillage, une série de SF réalisée avec le dessinateur Philippe Buchet. Dans les années 1990, sa série Nomad était d’ailleurs publiée dans la même collection qu’Akira et Ghost in the Shell. Morvan reconnaît d’ailleurs l’influence, sur son travail, de ces mangas. Pour lui, Shirow se distingue par « la qualité de design notamment des armures et vaisseaux ovoïdes en rupture avec le style militaire, plus carré d’avant et des scènes d’action incroyables. Shirow faisait rentrer des décors immenses, avec du bordel et des câbles partout, dans des toutes petites cases qui étaient au final bien construites. »

THE GHOST IN THE SHELL/SHIROW MASAMUNE/KODANSHA LTD.

Lors qu’il accepte de se voir confier l’adaptation de Ghost in the Shell, Mamoru Oshii, de dix ans l’aîné de Shirow et fort du succès de sa série animée Patlabor, entend y insuffler son style et son interprétation d’un futur cybernétique. « S’il partage avec Shirow une certaine fascination pour les armes », les deux hommes « viennent d’univers et de générations différentes », selon Julien Sévéon, auteur du livre Mamoru Oshii, rêves, nostalgie et révolution (éditions Imho). Shirow est un « nerd » volubile dans ses œuvres, fan d’héroïnes « badass » et sexy, qui cultive le secret autour de son identité. Oshii, plus taiseux, multiplie les références culturelles sans explications, laissant le spectateur interpréter. Il va contribuer, aux côtés de Katsuhiro Otomo et de Hiyao Miyazaki, à faire reconnaître l’animation japonaise comme un genre cinématographique à part entière.

Côté technique, l’équipe d’Oshii recourt à « un mix très pertinent entre animation traditionnelle faite main et d’ingénierie numérique qui a particulièrement bien réussi à donner vie au film, et a ainsi posé un nouveau jalon dans l’industrie qui a par la suite vite compris l’avantage, tant économique qu’esthétique, que proposait le recours à la 3D et aux outils informatiques », selon Timothy Killian, qui s’est occupé des rééditions DVD des différents volets de la saga cette année en France pour le label@Anime.

De la profonde question de la conscience humaine

Bien plus loin que la technique, c’est sur le propos que Ghost in the Shell innove, se plaçant parmi l’une des œuvres de science-fiction qui questionnent probablement le plus la notion d’humanité.

« C’est une œuvre majeure car elle pose la question d’une éventuelle âme cybernétique, explique Thomas Michaud, docteur en prospective indépendant spécialisé dans l’étude de la science-fiction. Les cyborgs ne sont pas seulement des machines et pas encore des humains. Ils constituent le futur des humains connectés aux réseaux informationnels. Le cyborg est une métaphore d’une humanité modifiée par la technologie. » Julien Sévéon estime pour sa part que la problématique du film « n’est pas de savoir si les machines peuvent avoir une âme, mais plutôt de comprendre comment les hommes peuvent garder leur nature humaine (et leur âme) dans une société hypertechnologique ».

Le moment du film où le Puppet Master s’estime doué de vie et réclame l’asile politique. | PRODUCTION IG

Dans Ghost in the Shell, ce qui distingue les robots des humains est précisément que ces derniers recèlent un « ghost ». Sans forcément parler d’une âme, on peut l’appréhender comme l’esprit, la conscience. Ainsi l’héroïne Motoko Kusanagi, hybride faite de cellules humaines et d’un corps mécanique, ne cesse de s’interroger sur son existence, l’authenticité de son « ghost » et sa part d’humanité. Le clou de la réflexion portée par Ghost in the Shell réside dans le passage de l'animé de 1995 où le Puppet Master (le marionnettiste), un pirate traqué par Kusanagi qui s’avère être une intelligence artificielle très évoluée, explique qu’il a pris conscience de son existence en voyageant dans les réseaux. Il se reconnaît comme une forme de vie car se dit « sensitif » et conscient de son existence. « A la question essentielle : qu’est-ce que la vie, qu’est-ce que l’être humain ? Oshii rejoint le cogito ergo sum de Descartes », note Julien Sévéon.

Une lecture japonaise de l’arrivée des robots dans la société

Pour autant, Ghost in the Shell n’est pas une vision hostile de l’évolution humaine grâce à la technologie. Shirow comme Oshii sont technophiles sans écarter, dans une démarche néoluddiste, les conséquences pour l’homme et les dangers potentiels. « D’après Oshii, le film a été mal compris en Occident. Il n’a aucune crainte sur l’évolution humaine. C’est un partisan du transhumanisme, des implants corporels », explique Julien Sévéon. Passionné d’innovation, Masamune Shirow, au risque d’amener de la lourdeur dans son manga, inonde les bas de cases de notes et explications, notamment sur les technologies et les inventions de son récit.

Dans le film d’animation de 1995, le major Kusanagi multiplie les questionnements existentiels. | PRODUCTION IG

Cette vision bienveillante de la technologie et des robots n’est pas propre aux auteurs de Ghost in the Shell. « Au Japon, il n’y a pas de rapport hostile à la machine. En Occident et depuis les débuts de l’industrialisation, on considère qu’elle remplace les hommes. C’est l’histoire de la révolte des canuts de Lyon, par exemple [en 1831, les ouvriers du textile brisèrent les nouvelles machines à tisser, accusées de les concurrencer]. Et il n’y a jamais vraiment eu de réconciliation. Dans la culture judéo-chrétienne, c’est une abomination de voir un homme dans une machine. C’est une idée qui va faire son chemin dans la SF occidentale », analyse l’historien Jean-Marie Bouissou.

Un scepticisme que confirme sur le terrain la roboticienne Serena Ivaldi, chercheuse dans l’équipe Larsen de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique Nancy-Grand Est et qui travaille sur la collaboration et la confiance entre hommes et robots : « Dans mes expériences en France, on constate un manque de confiance généralisé dans le robot. Par exemple, pendant des recherches où le robot aide l’homme à prendre des décisions, on se rend compte que, même s’il sait que le robot a probablement raison, l’humain veut garder le dernier mot et n’ira pas dans le sens du robot. L’homme a peur de perdre le contrôle et de se faire envahir par le robot. Après, cela varie vraiment selon les individus, la société, la culture et les contextes dans lesquels interviennent les robots. »

Qui suis-je ?

La façon de percevoir les robots au Japon a en revanche été influencée par l’animisme et la croyance dans les yokai, des esprits qui peuvent animer certains objets domestiques. « Dans la tradition japonaise, et cela remonte à bien avant les robots, les objets sont vivants, surtout les objets patinés par l’usage du temps, comme une vieille lanterne, détaille Patrick Honnoré. La question de l’invasion n’a jamais vraiment concerné les Japonais, cette question est plutôt venue avec la guerre froide. » L’enjeu dans la SF nippone n’est pas de déterminer si les robots vont devenir supérieurs aux humains mais plutôt de savoir qui l’on est et d’où l’on vient quand on est un robot.

La révolution des télécommunications a été « largement anticipée par les œuvres cyberpunks, au point que ce genre est régulièrement considéré comme prophétique », explique Thomas Michaud. Alors qu’Internet connaît ses prémices, Ghost in the Shell n’échappe pas à cet usage. « Ghost in the Shell évoque de façon très concrète les réseaux, l’hyperconnexion et la connexion en permanence des êtres. A ce titre, cela n’a presque plus rien d’une œuvre de SF », estime Julien Sévéon.

Le label @Anime qui réédite les différents films et séries de la saga « Ghost in the Shell » propose une chronologie des oeuvres pour s’y retrouver. | @Anime