Félicité, le quatrième long-métrage d’Alain Gomis, conte l’histoire d’une incroyable destinée, celle de Véro Tshanda Beya. Actrice principale du film, elle est l’une de ces femmes ordinaires de la capitale congolaise, dignes et fières, qui bataillent pour se faire une place dans la jungle urbaine de Kinshasa, mégalopole désorganisée de plus de 12 millions d’habitants. « La Kinoise est une survivante, une combattante, elle se lève chaque matin pour nourrir sa famille. Ce n’est pas seulement les femmes de Kinshasa mais de toute l’Afrique ! La galère est panafricaine », s’esclaffe-t-elle.

Cette mère de famille bientôt âgée de 31 ans reçoit dans le petit appartement parisien de la société de production. Perchée sur de hauts talons, elle virevolte avec élégance dans une robe beige. Elle rit fort, parle avec assurance, s’amuse de son succès. Mais derrière son conte de fées, la promotion, les interviews, Véro Tshanda Beya confie être en deuil. Sa province natale du Kasaï, dans le centre de la République démocratique du Congo, sombre dans la violence : plus de 400 morts depuis septembre 2016, dont des membres de sa famille, et près d’une dizaine de charniers découverts par les Nations unies. Félicité savoure pendant que Véro souffre.

Broyeuse d’âmes et fabrique de survivants

Après des études de sciences commerciales et de marketing, Véro Tshanda Beya a connu le chômage, la galère, la débrouille dans son quartier populaire de la commune de Kasa-Vubu. Elle s’en sort vaille que vaille dans l’informel, une activité officielle à Kinshasa. Elle vend des vêtements dans les rues de la capitale, plongée dans ce qui s’apparente à un laboratoire d’un capitalisme ultra sauvage. Et ce pour nourrir sa fille, régler les frais de scolarité, et combler l’absence d’un compagnon dont elle s’était séparée et qui est mort, tué par balles. C’était il y a quatre ou cinq ans, elle ne se souvient plus vraiment de la date. Et puis, elle ne veut pas s’étendre sur cet épisode douloureux. Difficile de parler de soi, de cette ville inexplicable pour qui n’a pas un jour saisi l’énergie, le charme, la dangerosité de Kinshasa, broyeuse d’âmes et fabrique de survivants.

Le réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis y parvient avec brio. Dans son film, le spectateur est plongé dans une Kinshasa à l’état brut. « C’est réaliste mais un peu exagéré par moments, c’est du cinéma ! Kin est aussi une ville cool, unique au monde, tu ne t’ennuies pas, tu vis, survis, tu l’aimes ou la maudis, mais tu ne t’ennuies jamais, précise Véro Tshanda Beya. L’histoire de Félicité n’est pas nouvelle pour moi. C’est un peu ma vie. »

Véro Tshanda Beya, l’actrice principale du film « Félicité » d’Alain Gomis, à Paris. | Emile Costard/Le Monde Afrique

Une vie qui est en train de changer avec ce film, déjà primé à la Berlinale et au Fespaco, qui sort en salles mercredi 29 mars en France. « Mes passages à la télévision font que je commence à être connue et je reçois un tas d’appels. Les gens pensent que je vais être riche à millions ! Ils se disent : “La petite a réussi.” Ça ne va pas être simple à gérer », lâche l’actrice.

Toutefois, elle continue de lutter pour obtenir un visa à la Maison de Schengen de Kinshasa qui centralise les demandes qui peuvent être accélérées contre des pots-de-vin. En colère contre cette absurde politique d’une France à l’influence déclinante en Afrique, qui se veut bienveillante avec les talents africains. « Ils nous compliquent pour rien même quand on a tous les documents. Même quand on fait du cinéma, on reste méprisé et on nous empêche de travailler », déplore-t-elle.

Grâce, spontanéité et charisme

Véro Tshanda Beya n’en revient toujours pas d’avoir été retenue pour le rôle principal. Elle ne s’était jamais essayée au cinéma ou au théâtre. Sa culture de l’image se limite à des telenovelas brésiliennes et angolaises diffusées en boucle à la télévision et bien sûr à Viva Riva !, polar congolais sublime et brutal qui pénètre les entrailles de Kinshasa. Elle s’est pointée au casting un peu par hasard, inscrite par une amie.

« Il y avait plein de gens de la télé, des stars locales. Je me suis dit que je n’avais pas ma place et puis ça m’énervait toutes ces caméras. Mais ils m’ont rappelée pour un deuxième casting en me demandant de venir sans maquillage. J’étais apparemment trop maquillé et sans nattes. J’ai gardé mes nattes mais je suis venue naturelle. Puis au troisième casting, je suis arrivée sans nattes mais avec mes cheveux teints en jaune, ça les a fait rire je crois. »

Alain Gomis privilégiait une autre candidate, imaginait une Félicité plus jeune. La grâce, la spontanéité et le charisme de Véro, la fille des boulevards de Kinshasa, ont fini par convaincre. « Au fond, c’était un rêve qui se réalisait, mais ça a aussi été de la souffrance car j’avais deux semaines pour apprendre à chanter six morceaux dont un qui dure treize minutes. Je me suis enfermée dans ma chambre et ma coach française m’a beaucoup aidée », se souvient-elle.

La voix puissante de Félicité, accompagnée par les Kasaï Allstars, s’échappe de la pénombre d’un bar humide et gluant. Dans ce premier essai au cinéma, Véro Tsanda Beya envoûte le spectateur.

Alain Gomis : « La musique congolaise m’a convaincu de tourner à Kinshasa »
Durée : 04:21