le PDG de Total, Patrick Pouyanné, invité du Club de l’économie du « Monde », dialogue avec les journalistes du quotidien du soir Philippe Escande (à gauche) et  Vincent Giret (à droite). | Jean-Luc Luyssen

[Henri de Castries, ancien patron d’Axa, et Patrick Pouyanné, PDG du groupe Total, étaient les invités, mercredi 29 mars, du Club de l’économie du « Monde »]

La France et l’élection présidentielle

Patrick Pouyané : Je ne peux pas être optimiste avec la tournure qu’a prise cette campagne. Nous n’avons pas le débat de fond que nous devrions avoir. Je suis très frappé de la vision des autres pays du monde sur la France. Nous sommes dans une phase incroyable d’autodestruction nationale. Et cela se traduit à l’étranger par une perte de confiance à l’égard de notre pays.

L’Europe et le Brexit

La vraie priorité est de relancer l’Europe, ce n’est pas d’entrer dans une négociation folle qui absorbe toutes les énergies. Le vote pose de vraies questions sur la régulation de la mondialisation ou sur le rejet de la machine Bruxelloise. La plupart des chefs d’entreprise ont l’impression que, pour débattre à Bruxelles, il faut taper dans un mur et que personne ne vous écoute.

Trump, le climat et le charbon aux Etats-Unis

Aujourd’hui, toute l’Europe est mobilisée contre Donald Trump sur le climat. Mais ce n’est pas le bon sujet car il ne pourra pas sortir du traité de Paris : il n’aura pas la majorité pour le faire. Beaucoup plus important pour nous, ce sont les barrières douanières qu’il veut instaurer. Il faut faire la part des postures et des réalités économiques. Les Etats-Unis vivent une révolution liée au gaz et au pétrole de schiste.

Ils disposent d’énormes réserves qui leur donnent un avantage comparatif majeur, puisque le gaz coûte l’équivalent de moins de 1 dollar le baril. Barack Obama l’a bien compris. S’il a signé le traité sur le climat, ce n’est pas par idéologie écologique, mais pour substituer le gaz au charbon. Il est plus compétitif dans ce pays de brûler du gaz que du charbon pour produire de l’électricité. Le président Trump dit que l’on peut ouvrir de nouvelles mines de charbon.

Je voudrais bien savoir quel est l’investisseur qui va mettre de l’argent pour en produire ou construire des centrales. M. Trump en a pour quatre ou huit ans. Les centrales et les mines, elles, seront là pour 25 à 30 ans. Le président américain est dans le symbole politique. Il n’y aura pas de relance du charbon aux Etats-Unis.

Total et le gaz de schiste

Nous avons de grandes propriétés, achetées dans le Texas, et nos technologies d’extraction ont été perfectionnées. Nous opérons également 2 000 à 3 000 puits en Oklahoma et passons notre temps à expliquer ce qui se passe, et les gens acceptent le dialogue. Je regrette que ce ne soit pas le cas en France. Nous pourrions mettre fin à ce débat absurde en forant deux puits qui montreront qu’il n’y a probablement pas de gaz. C’est ce que nous avons fait en Pologne et au Danemark, et il n’y a plus de débat.

La politique étrangère américaine

La nomination de Rex Tillerson, l’ancien PDG d’Exxon, comme secrétaire d’Etat, n’est pas une excellente nouvelle pour nous. Le slogan « America First » de Trump, cela veut aussi dire : utiliser la diplomatie pour favoriser les entreprises américaines. Je suis donc un peu inquiet sur la façon dont la compétition va s’exercer dans certains pays.

L’Arabie saoudite et l’Orient compliqué

L’opposition entre chiites et sunnites rappelle l’affrontement entre catholiques et protestants dans l’Europe du XVIsiècle. Ce conflit a des racines philosophiques et religieuses et n’est pas du tout purgé. Depuis la révolution iranienne, en 1979, l’Iran était hors jeu. Le Golfe a été de fait dominé par l’Arabie saoudite. La signature du traité sur le nucléaire en janvier 2016, qui remet l’Iran dans le jeu des nations, a bouleversé cet équilibre. Avec deux puissances qui se font face, l’une de 80 millions d’habitants, l’autre de 25 millions.

L’une a une longue histoire, la Perse, tandis que l’autre est encore un système monarchique. Dans cet affrontement pour la domination de la région, l’Iran a des atouts et des alliés. Et si Barack Obama a infléchi sa position, c’est aussi parce que le développement du fondamentalisme musulman est lié à l’argent du camp sunnite.

Les lignes bougent beaucoup en ce moment. L’Arabie saoudite a profondément évolué ces trente dernières années. La population est passée de moins de 10 millions à 25 millions. Le partage de la rente pose un problème de ciment social. C’est là qu’il faut chercher l’origine de mouvements de type Al-Qaida, avec une bourgeoisie saoudienne qui se révolte contre un système où le partage n’est plus égalitaire. Le prince héritier Mohammed ben Salmane voit bien que si la famille régnante veut conserver le pouvoir, elle doit trouver un moyen de mieux associer le peuple à la richesse future. C’est leur enjeu propre, sur lequel vient se greffer l’affrontement avec l’Iran.

L’Iran et ses tensions internes

Je ne crois pas que le régime soit en train de changer. Contesté, le pouvoir religieux veut garder le pouvoir. Il alterne des présidents au visage acceptable, Khatami, Rohani en ce moment, et d’autres qui le sont moins comme Ahmadinejad. Sa difficulté est que le peuple iranien est extrêmement jeune et très éduqué. Quand on se promène en Iran, on ne voit pas du tout un pays enfermé, on voit des jeunes qui veulent vivre.

L’Iran n’est pas un bloc uni. Certains ne sont pas d’accord avec le traité américain et considèrent que les Iraniens ont eu tort de renoncer à l’arme nucléaire. Ils font tout pour le faire déraper. Il y aura des élections au mois de mai et Ahmadinejad remonte dans les sondages en ce moment.

La Turquie hégémonique

Je suis frappé quand je vais en Turquie par la volonté du président Erdogan de recréer l’Empire ottoman. En une dizaine d’années, Turkish Airlines est devenue la compagnie aérienne qui dessert le plus de villes dans le monde. Le pays disposait de dix ambassades en Afrique, il en a maintenant 55. Il existe une vraie volonté de puissance, qui est inquiétante dans cette région aux portes de l’Europe.

La Russie et ses frontières

La préoccupation de Vladimir Poutine n’est pas l’expansion mais la défense du territoire immense qu’est la Russie. La crise a été générée par les ambitions occidentales déclarées de repousser les limites de l’OTAN jusqu’à la frontière avec la Russie, englobant l’Ukraine et potentiellement la Biélorussie. C’est inacceptable pour Moscou. Les sanctions ne font que renforcer le sentiment national et les dirigeants.

Pour sortir de la crise, il faudrait déclarer publiquement au plus haut niveau, et on va voir si Trump le fait, que l’OTAN s’arrête à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. Poutine veut une forme de territoire neutre entre l’Europe et lui. Tenir cet empire a été le sujet des tsars depuis des siècles. Et si le pays intervient en Syrie, c’est pour protéger le Caucase, dont la population musulmane est significative, du risque terroriste et de son entrée en Russie. C’est sa vraie peur.