AUREL

C’est une histoire de jalousie et de dépression, de fièvre de l’or qui tourne à l’obsession. L’enquête menée depuis la disparition de la famille Troadec, dont Le Monde a pu consulter le dossier judiciaire, raconte l’histoire tristement banale d’une famille qui se brouille, avant de basculer en horrifique fait divers. La nuit du 16 février, quand Pascal Troadec, sa femme, Brigitte, et leurs enfants, Sébastien et Charlotte, sont massacrés à coups de pied-de-biche par leur beau-frère, Hubert C., dans leur maison d’Orvault (Loire-Atlantique), cela fait près de trois ans que la famille est déchirée.

Les Troadec sont installés dans leur pavillon de la banlieue nantaise. Et dans leur ancienne ferme de Pont-de-Buis (Finistère), où ils vivent reclus depuis deux ans, Hubert C., sa compagne, Lydie, et Henri, leur petit garçon de 8 ans, ne voient plus que Renée, la grand-mère de l’enfant, âgée de 76 ans, chez qui ils déjeunent tous les mercredis. Aucun d’entre eux n’éprouve l’envie de parcourir les quelque 300 kilomètres qui les séparent. Hubert C. accuse son beau-frère, Pascal, d’avoir « volé l’or » de la famille Troadec. C’est pour récupérer cet or et « rendre justice à sa femme et à sa famille » qu’il a finalement tué toute sa belle-famille, a-t-il avoué aux enquêteurs.

A la fin des années 2000, la famille est encore soudée. Lors d’un repas qui les réunit tous, en 2009, un nouveau-né fait l’objet de toutes les attentions. C’est Henri, le fils de Lydie Troadec. Elle a eu cet enfant, son premier, son unique, avec Hubert. Secrétaire médicale, elle a rencontré ce technicien supérieur de la DCNS de Brest sur Internet par l’intermédiaire du site de rencontres Meetic, en 2006. Un homme que sa mère va très vite apprécier. « Il m’a tout de suite fait bonne impression, dira-t-elle aux enquêteurs. Il était comme un fils pour mon mari. On s’entendait très bien. » En revanche, elle ne porte pas sa belle-fille, Brigitte, dans son cœur. Et de son fils, Pascal, elle brosse un portrait peu flatteur, le décrivant comme « têtu et autoritaire ».

Peu d’affinités

Quand ils tombent amoureux, Lydie a 36 ans. Hubert 35. Tous deux ont grandi à Brest. Hubert y est né, a travaillé en qualité d’apprenti à l’arsenal dès l’âge de 17 ans. Lydie, elle aussi, a longtemps vécu dans la cité du Ponant, avant que ses parents ne quittent leur petit immeuble du quartier de Recouvrance – acheté à crédit en 1976 – pour aller s’installer à une dizaine de kilomètres de là, dans une ancienne ferme de la petite ville tranquille de Guipavas. Hubert C. pratique régulièrement le tennis et la course à pied. Lydie aime beaucoup lire et marcher. Ils décident de vivre ensemble et s’installent à Plouguerneau, près de la mer.

De leur côté, Pascal Troadec et sa femme, Brigitte, forment eux aussi un couple heureux. Mariés très jeunes, après s’être rencontrés dans un dancing, ils ont réussi à quitter la banlieue parisienne pour se rapprocher de leurs familles bretonnes. Ils vivent en région nantaise depuis une vingtaine d’années, ont eu deux enfants. Brigitte travaille au centre des impôts. Pascal est opérateur dans une entreprise spécialisée dans la création de signalétique, d’enseignes et d’images.

Les deux couples n’ont guère d’affinités. Mais la naissance d’Henri, le 8 juillet 2008, fait la joie de tous. Sur les clichés de 2009, Pascal Troadec berce le bébé. Sa fille, Charlotte, le promène en poussette. Les visages sont souriants. Des moments heureux passés en famille, dont les photos sont déjà un peu jaunies. Renée Troadec, la mère de Pascal et Lydie, les a conservées. Ce sont les dernières.

A la fin des années 2000, la famille est encore soudée. Lors d’un repas qui les réunit tous, en 2009, un nouveau-né fait l’objet de toutes les attentions

Peu après la naissance d’Henri, Hubert et Lydie C. vont traverser des moments difficiles. Elle tombe malade : un cancer du sein, dont l’opération lui paralyse une main. Lui va sombrer dans une dépression en 2014. Il est arrêté pendant près de trois ans.

Il ne supporte plus le moindre bruit. « A cause d’un poste que j’occupais à l’île Longue, en 2012, je suis devenu hypersensible aux basses fréquences », explique-t-il en garde à vue. Il perd le sommeil. Sa tête le fait souffrir, souvent. Il lui arrive de la cogner contre les murs. Il pense même « devenir fou » et conseille parfois à sa femme d’emmener leur enfant dormir chez Renée, tant sa propre violence l’inquiète. Un temps, il prend des antidépresseurs, consulte même un psychiatre. Mais le spécialiste « ne comprend rien ».

Le dossier « crapules »

Peu sociable, le couple a déménagé en 2015, en secret. Hubert et Lydie C. ont racheté pour 240 000 euros une vieille ferme de Pont-de-Buis, au lieu-dit Le Stang, isolée au milieu de 32 hectares de terres marécageuses, cernée par les ronces. Dans le village, personne ne les connaît. « J’ai appris à fuir les gens et toutes les situations qui généraient du stress, explique Hubert C., lors de l’un de ses interrogatoires. Je voulais vivre dans un environnement plus calme. » Ils fréquentent le moins possible les commerces des environs. Ils ont un chien – un malinois – et des poules, mais très peu d’amis. Ils ne sortent pas, ne vont pas au cinéma, ne partent jamais en voyage. Ils n’en ont pas « envie ».

Seule Renée connaît leur nouvelle adresse. Elle leur a promis de ne la communiquer à personne, pas même aux Troadec. « Lors d’une réunion de famille, avec Pascal et Lydie, on avait décidé de parler par code, se souvient Renée Troadec, lors de ses auditions. Par exemple, on disait “26” pour Pont-de-Buis. On avait appris que Pascal et Brigitte avaient cherché à savoir où Henri était scolarisé. On avait peur qu’ils ne veuillent l’enlever. »

La vérité, c’est que le garçon n’est pas scolarisé. Ses parents lui font la classe à la maison. « Je lui apprends le français. Hubert, lui, s’occupe des mathématiques », explique Lydie en garde à vue. Henri « est trop sensible, dira son père aux enquêteurs. Et puis, il y avait des problèmes avec la maîtresse, qui montait les autres élèves contre lui ».

Décrit comme « très avare », Hubert C. ne dépense rien. Mais de l’argent, il en a. Beaucoup. A la DCNS, il touchait 3 700 euros par mois. Ce « matheux » surveille également de très près le cours des marchés et fait des placements, sur des entreprises françaises, de préférence. Il se targue d’avoir réussi « quelques coups boursiers ».

Aux enquêteurs, Hubert C. a déclaré que l’argent était un « mauvais maître ». C’est pourtant lui qui l’aurait rendu « fou », pour reprendre les mots de sa belle-mère. Dans le secret de la ferme du Stang, Hubert constitue un dossier, qu’il stocke sur un disque dur. Il l’a nommé « crapules ». Il renferme les « preuves » qui accusent son beau-frère, cet homme « arrogant », ce « voleur ». On y trouve de nombreuses photos de la rue d’Auteuil à Orvault, mais aussi de Pascal, Brigitte et des enfants, des enregistrements de conversations privées ainsi que des recherches sur le cours du lingot.

Cris et larmes

Depuis des années, Hubert C. est persuadé que des pièces d’or ou des lingots ont été volés à sa famille par Pascal Troadec. Peu avant sa mort, en 2009, Pierre Troadec, le mari de Renée, aurait parlé d’« ISF » et s’apprêtait à leur dire « quelque chose d’important, une bonne nouvelle liée au partage », se souvient Hubert C. En 2014, Renée, qu’il interrogeait, a fini par « cracher le morceau ».

Cette ancienne institutrice raconte que son époux, plâtrier de métier, avait trouvé un trésor en effectuant des travaux dans la cave de leur immeuble, à Brest, en 2006. En cassant un mur, il était tombé sur des pièces et des lingots d’or, peut-être cachés là lors de la débâcle de 1940, quand la Banque de France évacuait en catastrophe son or par bateau. Il aurait alors caché ce magot dans le grenier, chez eux, à Guipavas. Renée Troadec pense qu’un jour de 2010, alors qu’elle avait été admise en maison de repos, Pascal a pris les clés. Et s’est emparé de l’or, sans le partager avec sa sœur.

Le 5 juillet 2014, conforté par le récit de sa belle-mère, Hubert C. invite Pascal et Brigitte Troadec à venir « s’expliquer » chez Renée. Au cas où, pour alimenter le dossier « crapules », Lydie a caché un micro dans son soutien-gorge pour enregistrer les propos de Pascal. Le repas va s’achever dans les cris et les larmes.

« Ils sont arrivés avec une nouvelle voiture : une BMW. Sans les enfants », raconte Hubert C. « Ils étaient en furie, décrit Renée. Hubert voulait leur proposer un arrangement, mais Pascal a soulevé la table de ma cuisine et a commencé à s’emporter. J’ai demandé à Pascal de me rendre ce qu’il m’avait pris. Il m’a dit que c’était lui le grand frère et que c’était lui qui commandait. Ils prétendaient n’avoir commis aucun vol. Ils ont dit que lorsque l’argent était placé à l’étranger, on ne pouvait plus rien faire. On leur a dit que mon beau-fils menait l’enquête. »

« Renée a demandé à Pascal de lui restituer les trois quarts de l’or, précise Hubert C. La moitié pour elle et un quart pour Lydie. Mais connaissant l’oiseau, ce n’était pas possible. Il est devenu violent, détaille-t-il devant les enquêteurs. Après, ça criait. Renée a fait un malaise. (…) Ils voulaient savoir ce que l’on savait. J’ai dit à Brigitte qu’avec sa voiture on pouvait la pister. C’étaient des conneries, mais c’était pour la faire réagir. Je lui ai dit qu’on allait regarder ses comptes, son train de vie… »

Courriel cruel

Selon eux, à l’époque, le train de vie de Pascal et Brigitte a beaucoup changé : ils ont deux « belles » voitures : une Audi A4 et une BMW série 3. Leur fils Sébastien, 21 ans, conduit une Peugeot 308 quasi neuve. Les enfants, devenus étudiants, ont chacun leur logement. Autre « élément » à charge, selon le beau-frère : ces vacances à l’étranger, que la famille s’offre régulièrement. « Ils partaient deux fois par an, en Irlande, en Grande-Bretagne, en Corse, en Espagne, à Monaco et en Andorre, plusieurs fois », assure Hubert C. aux policiers. « Mon fils montrait qu’il avait plus d’argent qu’avant », ajoute Renée Troadec.

Depuis la dispute de 2014, la grand-mère a coupé les ponts avec son fils Pascal, et avec ses petits-enfants. Elle s’est rangée du côté de son gendre. Au lendemain de l’empoignade du 5 juillet, Renée écrit à Pascal cette lettre, qui sonne comme un adieu : « Après ce repas, j’ai dû me rendre aux urgences, à cause de la peur. Mon cardiologue m’a conseillé de ne plus recevoir de gens malveillants chez moi. Vous comprendrez que, pour moi, la santé passe avant tout. »

Pascal vit mal cette séparation brutale d’avec sa sœur et sa mère. Il envoie d’ailleurs un long SMS à Lydie, en août 2015. « Je suis allé me renseigner au commissariat. Il n’y a aucune enquête ouverte pour vol d’or. Je voudrais que ces accusations s’arrêtent pour pouvoir revoir maman, qui croit fermement à cette histoire montée de toutes pièces par Hubert. (…) Remercie bien Hubert pour ces diffamations. Peut-être un psy sera-t-il utile à ce niveau de pathologie. »

Début 2016, Pascal Troadec adresse ses vœux à sa mère par mail, dans l’espoir de renouer avec elle. « Il dénonçait Hubert comme un manipulateur, rapporte Renée aux enquêteurs. J’ai trouvé ce courriel cruel. Je n’ai pas cru Pascal. » Ce mail, elle le transmet aussitôt à son gendre et à sa fille. « Hubert était énervé après », se souvient-elle.

« Circonstances atténuantes »

Hubert C. en est convaincu : Pascal Troadec a caché l’or de la famille quelque part, en Andorre peut-être, ou dans un autre paradis fiscal. Cette histoire d’or l’obsède. Fin 2016, il effectue un premier aller-retour à Orvault pour espionner la famille, surprendre son secret. Il retournera régulièrement les surveiller. Avec lui, il apporte tantôt un appareil photo et un calepin, tantôt un stéthoscope pour écouter à travers portes et fenêtres. Pascal et Brigitte ne se rendent pas compte de ces intrusions, mais se plaignent à la police de recevoir des lettres anonymes de menaces.

En janvier 2017, Hubert C. décide d’interrompre son traitement et repart travailler à Brest, en mi-temps thérapeutique. Le 9 février, Renée signale à son gendre que Pascal a encore tenté de renouer avec elle par téléphone. Une semaine plus tard, le 16 février, Hubert C. repart à Orvault. Il gare son Audi A4 grise, dont il a changé la plaque d’immatriculation, à quelques mètres du pavillon. S’introduit de nuit dans la maison, où il croit tout le monde endormi.

Ce soir-là, « tout disparaît » pour Renée Troadec. Son gendre tue son fils, sa femme et leurs enfants. Leurs corps sont ensuite démembrés et dispersés dans la ferme de Pont-de-Buis, chez sa fille. Hubert C. est mis en examen pour ces quatre assassinats et Lydie pour « modification des lieux d’un crime » et « recel de cadavres ».

Un temps, juste après l’interpellation du couple, la grand-mère, qui trouve à son gendre « des circonstances atténuantes », s’est vu confier la garde d’Henri. Le petit garçon a depuis été placé dans un foyer d’accueil. Ses éducateurs essaient désormais de le tenir aussi éloigné que possible de cette affaire, qui a rendu tristement célèbre le nom d’une famille bretonne jusqu’alors très discrète : la famille Troadec.