La porte est grande ouverte. Seuls résonnent les claviers des ordinateurs. Une dizaine de jeunes hommes et une femme, regards fixés sur leurs écrans, surfent avec « une immense joie ». « Enfin nous avons Internet ! » lâche, dans un éclat de rire, un jeune homme à la coupe afro. « On peut se connecter comme on veut et travailler comme on veut », s’étonne un autre, jonglant entre son smartphone et son ordinateur portable.

Nous sommes au « camp des réfugiés d’Internet » de New Bonako. C’est dans cette localité, située à la frontière entre deux régions – le Littoral « connecté » et le Sud-Ouest « sevré » –, que se sont réfugiés des entrepreneurs de la « Silicon Mountain », le surnom de Buea, en référence aux nombreuses start-up de cette ville au pied du mont Cameroun. Depuis le 17 janvier, le gouvernement camerounais a coupé Internet dans le Sud-Ouest et le Nord-Ouest, les deux régions anglophones, où enseignants et avocats sont en grève depuis plus de quatre mois.

« Nous avons perdu beaucoup d’argent »

« Quand ils ont coupé Internet, nous avons essayé plusieurs solutions. Nous avons soutenu financièrement nos jeunes entrepreneurs pour qu’ils aillent travailler à Douala, en leur donnant 10 000 francs CFA par mois [15 euros] pour réduire leurs frais de transport, explique Valery Colong, l’un des responsables d’ActivSpaces, un centre technologique avec espaces de coworking à Buea. On pensait que la coupure n’allait pas durer. Puis nous avons essayé l’option de connexion Vista [de Windows]. Mais ça n’allait que pour vérifier les mails. »

Or quitter Buea pour Douala coûte non seulement cher en transport et frais d’hôtel, mais fragilise aussi les entrepreneurs, peu habitués au bruit, aux embouteillages et au climat chaud de la capitale économique.

Lors de ses fréquents voyages sur la route en quête d’Internet, Valery Colong découvre que le réseau est accessible dans la localité de New Bonako, à trente-cinq minutes de Buea. Dans un premier temps, il s’y installe seul pour travailler. Puis, aidé par Churchill Mambe Nanje, l’un des entrepreneurs les plus connus de la Silicon Mountain – il est à la tête de Njorku, une plateforme de recherche d’emploi en ligne –, ils trouvent un local.

New Bonako est une ville située à la frontière entre le Littoral, francophone et connecté, et le Sud-Ouest, anglophone et « sevré ». | Josiane Kouagheu

« Début mars, nous avons versé 60 000 francs CFA pour trois mois de loyer, en espérant qu’Internet sera revenu entre-temps, raconte Valery Colong. Pour contrer les coupures d’électricité, Churchill a apporté un groupe électrogène. Nous étions prêts. » Sur Facebook, les posts des deux « réfugiés » attirent de nombreux autres entrepreneurs, clients, étudiants et enseignants. Chaque jour, plus de dix personnes viennent travailler dans ce « camp ». La contribution pour l’entretien de la salle ou le carburant du groupe électrogène se fait sur une base volontaire.

« Nous avons plusieurs modems et tous les jeunes qui arrivent ici peuvent se connecter gratuitement, dit Churchill Mambe Nanje. Avec la coupure, nous avons perdu beaucoup d’argent et des clients. Nous espérons qu’avec cet espace de coworking, les choses vont changer. » D’après les estimations de l’ONG Internet sans frontières, en soixante jours de coupure d’Internet dans les régions anglophones, le Cameroun a perdu 2,69 millions d’euros, soit environ 45 000 euros par jour. Sans Internet, les banques tournent au ralenti, les cybercafés sont fermés et certains entrepreneurs numériques ont abandonné leurs activités.

« Il y aura des effets néfastes »

« L’économie numérique représente une chance, notamment pour un pays comme le Cameroun qui a longtemps misé sur les matières premières, dont les cours sont instables. Couper Internet, particulièrement dans la Silicon Moutain, c’est une décision grave qui aura des effets néfastes. On le voit déjà. Des entreprises ferment, des emplois qui avaient été créés sont fragilisés », s’alarme Julie Owono, directrice d’Internet sans frontières.

Interrogée sur cette coupure qualifiée de « plus longue d’Afrique » par de nombreux Camerounais, Minette Libom Li Likeng, ministre des postes et télécommunications, a demandé aux ressortissants de la partie anglophone de s’armer de « patience ». Une réponse qui a poussé Julie Owono, par ailleurs avocate, à signer, avec des militants, journalistes, écrivains et autres organisations, une lettre ouverte aux candidats à la présidentielle française. « C’est aussi un moyen d’avoir l’assurance que si l’un de ces candidats est élu, il se battra contre les coupures », assure-t-elle.

En attendant de connaître le vainqueur de l’élection française, la crise anglophone semble sans issue au Cameroun. Des leaders et militants anglophones ont été arrêtés. Certains sont en fuite. D’autres, comme Me Akere Muna, ont été convoqués au secrétariat d’Etat à la défense (SED). Pour avoir publié des tribunes dans Le Jour, un quotidien à capitaux privés, l’ancien bâtonnier est accusé d’avoir intellectuellement « amplifié la crise anglophone ». Les levées de mot d’ordre de grève, plusieurs fois annoncées, sont sans effet sur le terrain : les écoles attendent toujours leurs élèves.

Au « camp des réfugiés d’Internet » de New Bonako, les entrepreneurs, eux, évitent d’évoquer le volet politique de la crise. Même si « les cœurs ne sont pas en paix ».