Fritz Schmehling, 74 ans, a été incarcéré quelques jours pour homosexualité alors qu’il était un tout jeune adolescent. | TOBIAS SCHWARZ/AFP

Il aura fallu attendre quinze ans. Quinze ans pour que l’Allemagne, après avoir réhabilité les quelque 50 000 homosexuels condamnés par la justice à l’époque nazie – parmi lesquels environ 10 000 ont été envoyés en camp de concentration –, se décide à faire de même avec ceux qui le furent entre la fin de la seconde guerre mondiale et 1994. A cette date, l’article 175 du code pénal qui, depuis 1871, considérait l’homosexualité masculine comme un crime, a finalement été abrogé.

Cette réparation historique est l’objet du projet de loi adopté, le 22 mars, par le gouvernement d’Angela Merkel. « La réhabilitation des hommes qui ont été poursuivis par la justice [après 1945] à cause de leur orientation sexuelle n’a que trop tardé », a expliqué Heiko Maas, le ministre social-démocrate de la justice, dont le texte doit maintenant être débattu au Bundestag.

Tout seul en cellule à 15 ans

Aujourd’hui âgé de 74 ans, Fritz Schmehling a découvert l’existence de ce fameux article 175 en 1957, quand il en fut lui-même victime, comme tant d’autres. « J’avais 15 ans. J’étais apprenti menuisier. Un jour, un policier en civil a débarqué dans l’atelier où je travaillais et m’a demandé de le suivre au commissariat, raconte cliniquement ce menuisier à la retraite. Ensuite, c’est allé très vite : je suis passé devant un juge pour mineurs et j’ai été condamné à quatre jours de privation de liberté. Pendant quatre week-ends, du samedi 14 heures au dimanche 16 heures, je me suis retrouvé tout seul dans une cellule sans rien à faire. Je me suis toujours demandé si les gardiens de la prison savaient pourquoi j’étais là. »

A l’origine de l’affaire, raconte-t-il, une série de photos qui n’auraient jamais dû circuler. « C’était quelques mois auparavant. J’avais 14 ans. Un homme que j’avais rencontré et qui se présentait comme un artiste avait proposé de me photographier. Il a pris quelques photos de moi, dont certaines où j’étais nu avec le sexe en érection. Pour développer ce genre de clichés, dans la petite ville où j’habitais, on savait qu’il fallait aller dans une petite droguerie où on pouvait faire ça en sécurité. Du moins le pensait-on car, en réalité, la personne qui a réalisé les tirages les a fait circuler sans que je sois au courant. Mes photos se sont donc retrouvées dans les mains d’autres hommes qui se les échangeaient à la piscine. Là où je n’ai pas eu de chance, c’est que l’un d’eux m’a reconnu… »

Avec le recul, Fritz Schmehling estime toutefois avoir eu « de la chance ». Certes, dit-il, « ce n’est pas simple quand vos parents découvrent votre homosexualité de cette façon-là ». Mais les choses auraient pu être pires. « Ni mon père, ni ma mère, ni mes frères ne m’ont dit quoi que ce soit. De ce côté-là, je n’ai pas à me plaindre. De même, la presse locale, qui a relaté l’affaire, n’a
pas divulgué mon identité, ce qui a évité que tout le monde soit au courant. »

« Ce qui compte, c’est l’annulation des condamnations, pour des gens comme moi mais peut-être encore plus pour les jeunes qui ont encore peur de se dire homosexuels »
Fritz Schmehling, 74 ans, ancien condamné

S’il n’a plus été inquiété par la justice par la suite, Fritz Schmehling reconnaît que la peur, elle, a mis des années à le quitter. « Dès que je suis devenu majeur, à 21 ans et huit jours, j’ai quitté Rastatt, près de Baden-Baden, où j’avais grandi, pour m’installer à Berlin-Ouest. C’était après la construction du Mur. Pour un jeune homosexuel venant de province, c’était fantastique. J’ai découvert les bars, le sexe dans les pissotières, la drague dans le parc de Tiergarten… Mais même là, la peur était présente. Une peur ambivalente, qui pouvait avoir un petit côté excitant, mais une peur bien réelle à cause des descentes de flics qui, à l’époque, étaient très fréquentes. »

On estime à environ 68 000 le nombre d’hommes condamnés pour homosexualité sur le territoire allemand après 1945. Parmi eux, la plupart le furent avant la fin des années 1960, période à laquelle les deux Allemagne, à quelques mois d’intervalle, décidèrent que seuls les adultes ayant eu des relations homosexuelles avec des mineurs pourraient désormais être passibles de prison. Une première étape avant l’abrogation totale, en 1994, de l’article 175.

1500 euros par année de détention

Dans son appartement de Steglitz, un quartier du sud-ouest de Berlin, Fritz Schmehling reçoit volontiers les visiteurs qui souhaitent l’interroger sur son histoire. « Pendant longtemps, je suis resté à l’écart de toute forme de militantisme homosexuel. Ce n’était pas mon truc, dit-il. Aujourd’hui, je ressens le fait de témoigner comme un devoir. Pas pour le plaisir de raconter ma vie, mais parce que je me suis aperçu que beaucoup de gens n’ont jamais entendu parler de l’article 175. »

Dans son projet de loi, le gouvernement allemand a prévu de verser une indemnisation de 3 000 euros à ceux qui ont été condamnés, à laquelle s’ajouteront 1 500 euros par année de détention. Pour Fritz Schmehling, là n’est pourtant pas l’essentiel. « L’argent est secondaire dans cette histoire. Ce qui compte, c’est l’annulation des condamnations, à la fois pour des gens comme moi mais peut-être encore plus pour les jeunes qui, aujourd’hui encore, ont peur de se dire homosexuels. C’est pour ça que cette loi est importante. L’enjeu n’est pas seulement de revenir sur le passé. C’est aussi une façon de dire aux jeunes que la société où ils vivent considère qu’il n’y a rien de mal dans le fait que deux personnes du même sexe puissent s’aimer et coucher ensemble. »