Michel Foucher, diplomate et géographe, est titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales et expert auprès de la division Paix et sécurité de la commission de l’Union africaine.

Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, certains annonçaient la fin des frontières. La montée des populismes identitaires n’indique-t-elle pas un mouvement inverse ?

On assiste à la réaffirmation des frontières, qui n’avaient jamais disparu. Elles étaient seulement devenues moins visibles. Essentiellement dans l’espace européen, en Afrique de l’Ouest ou encore dans la zone d’influence turque. On en redécouvre la fonction régalienne dès lors que des questions de sécurité se posent. La frontière en tant que paramètre de l’identité des nations a été effacée dans l’espace européen au nom de la libre circulation économique et des personnes, et parce que la seule politique extérieure de l’Union européenne était l’élargissement.

« On a oublié que nos paisibles frontières étaient d’anciennes lignes de front »

On a oublié que nos paisibles frontières étaient d’anciennes lignes de front. Aujourd’hui, la Russie et la Turquie nous obligent à délimiter notre espace, à mettre fin à cette expansion continue, car on ne peut pas avoir de politique extérieure si l’on ne sait pas où commence l’extérieur. On arrive, dans la douleur et la crispation, à une période de clarification.

Après la chute du mur de Berlin, le monde a été perçu comme un espace à convertir à notre foi occidentale : les droits de l’homme et la démocratie. Aujourd’hui, on refait le lien entre les frontières et la religion. Cela a abouti à toutes les catastrophes, parce qu’on a suscité des réactions religieuses violentes.

A quand cette réaffirmation des frontières remonte-t-elle ?

Elle date de la mise en œuvre effective de la politique russe de restauration de puissance qui va de pair avec un révisionnisme territorial. La politique d’expansion de l’Union européenne bute sur la question ukrainienne. Il y a aussi le discours « sans frontières » tenu par les djihadistes radicaux qui considèrent que le monde est divisé en deux : d’un côté, la maison de l’Islam et celle de la guerre ; de l’autre, celle des mécréants. Nous rêvions d’un monde sans frontières où l’on imposerait nos valeurs. C’est en train de se terminer, c’est la fin de l’interventionnisme libéral. On se rend compte que le monde est hétérogène.

Les technologies numériques n’ont-elles pas joué un rôle dans cette illusion d’un monde sans frontières ?

Le cyberespace aussi a des frontières. Google n’est pas en Chine. Un Etat peut parfaitement contrôler le cyberespace. On compte un million de kilomètres de fibres optiques qui arrivent quelque part, ce sont les fameux « atterrissements » – Marseille, Singapour, Alexandrie… Ce sont des lieux stratégiques. Cela ressemble au télégraphe britannique du XIXe. Seuls les Chinois essaient de contourner les fibres optiques des câbles sous-marins avec leur projet de « route de la soie digitale ». Le jour où ils y arriveront, ils briseront un monopole. Mais, dès lors que l’on parle d’espace, il y a des frontières, des dimensions matérielles localisées. Il y a donc une géographie politique du cyberespace.

Les frontières maritimes constituent-elles un nouveau champ de bataille ?

Un champ de bataille juridique, oui. Il y a une territorialisation des océans. Dans le cas de la Russie et de ses revendications sur l’Arctique, ce sont des enjeux de prestige, même si l’enjeu économique est toujours mis en avant pour donner une rationalité. Au large de l’Afrique, on traite les océans et les ressources du sous-sol comme s’il agissait de ressources terrestres. C’est lié à la globalisation. On est dans un monde plein, pas seulement démographique, où l’on peut tout exploiter, y compris l’offshore profond. Le seul continent dépolitisé, c’est l’Antarctique.

La création du Soudan du Sud et de l’Erythrée ces dernières années préfigure-t-elle une remise en cause des frontières africaines héritées de l’époque coloniale ?

Les Etats africains n’ont pas eu d’autres choix que de s’approprier les frontières coloniales, même s’il y a des insatisfactions. Au Caire, en 1964, les Etats africains ont reconnu que « les frontières [étaient] devenues des réalités tangibles ». Tout le monde savait que leur remise en cause aurait débouché sur une guerre généralisée.

En fait, les frontières africaines regroupent plus qu’elles ne découpent. Et elles sont subverties par tous les commerçants. La frontière africaine est une ressource. Même s’il y a des insatisfactions. Et puis les processus d’intégration régionale marchent plutôt bien sur le plan monétaire ou celui des infrastructures. Enfin, la frontière, avant d’être une ressource, est une protection. Les gens ne migrent pas pour des raisons économiques mais d’abord pour être protégés ou « avoir une vie meilleure ».

Quelle réflexion la volonté du nouveau président américain, Donald Trump, de construire un mur à la frontière avec le Mexique vous inspire-t-elle ?

C’est l’expression d’une conviction forte autour de la fermeture. De nos jours, les clivages ne sont plus entre droite et gauche, mais entre les sociétés ouvertes et les sociétés fermées.

Il y a, du côté de Donald Trump et de ses électeurs, une vraie crainte que les Etats-Unis perdent leur statut de superpuissance, liée au constat que la globalisation qu’ils ont imposée au reste du monde ne leur profite plus autant, en comparaison avec la Chine principalement. Leur réponse est la fermeture, alors que cela devrait être le multilatéralisme. C’est un problème, car cette « démondialisation » ne peut conduire qu’à des conflits ouverts. Les Etats fermés s’entrechoquent. S’il n’y a plus de multilatéralisme, il y a des perspectives de guerre.

Article réalisé dans le cadre d’un partenariat avec Les Voix d’Orléans (31 mars-1er avril).