Ransome est un clown des années 1980, à l’aise dans ses pompes pourtant trop grandes. Il aime rire de tout, mais surtout des autres. Chaque soir, sur la scène de son cirque, il éructe quelques vannes grivoises, se moque du public, des handicapés, des vieux, des moches et, c’est encore moins malin, des sorcières vaudoues.

Une erreur d’appréciation qui lui vaudra une malédiction en bonne et due forme : dès lors, il lui est impossible de retirer son maquillage, sa coupe afro et ses accessoires ridicules. Il peut tirer autant qu’il veut sur son nez rouge, celui-ci ne partira plus : il n’est plus déguisé en clown, il est devenu, à vie, l’incarnation même du clown. De star du moment (une fois, il a fait le Tonight Show), il devient un paria. On le connaît dès lors comme le clown maudit de Thimbleweed Park, vivant reclus dans son cirque désormais désert.

On en est à un peu près là quand Thimbleweed Park, le jeu, commence. Sorti le 30 mars sur PC, PlayStation 4 et Xbox One, le nouveau titre de Ron Gilbert et Gary Winnick est l’occasion de renouer avec une paire que l’on avait plus vue travailler ensemble depuis Day of the Tentacle il y a bientôt vingt-cinq ans, et qui a donné au jeu d’aventure quelques-uns de ses plus grands titres, de Zak McKracken à Indiana Jones and the Last Crusade, en passant évidemment par les deux premiers Monkey Island et Maniac Mansion.

Du clin d’œil à la baffe

La question qu’on se pose d’office, c’est de savoir si, comme Ransome, Gilbert et Winnick sont devenus des clowns tristes, obligés de répéter le même numéro, encore et toujours, parce que leur image leur colle trop à la peau.

La question mérite effectivement d’être posée, d’autant que d’un point de vue formel, Thimbleweed Park est une copie conforme de leurs jeux d’antan. On retrouve toutes les règles du jeu d’aventure graphique édictées en son temps par Maniac Mansion, ici modèle évident : une galerie d’antihéros (cinq) à balader, des tableaux pleins d’indices, de personnages haut en couleur et de situations absurdes à traverser et une série de verbes (« prendre », « voir », « pousser »…) qu’il convient d’associer aux objets de son inventaire pour tenter de résoudre toute une série d’énigmes plus ou moins rocambolesques.

Le style graphique lui-même semble être une relecture de certains de leurs premiers jeux, plus rigoriste même que celui de Day of the Tentacle, tout juste agrémenté d’effets impossibles à l’époque, mais qui arrivent à flatter la rétine sans trop trahir le souvenir.

Surtout, les gags autoréférencés s’enchaînent. Ce n’est pas nouveau : on se souvient que le premier Monkey Island s’ouvrait sur un clin d’œil à Loom. Mais ici, chaque scène réserve, comme de petits cadeaux aux fans, deux, trois (parfois davantage) petits coups de coude nostalgiques dans les côtes du joueur. Quand le jeu ne lui envoie pas carrément une grande baffe rigolarde dans le dos, en lui permettant de revisiter une salle, voire un bâtiment évoqué dans une œuvre antérieure. On peut trouver le procédé un peu fatigant, mais c’est probablement ce pour quoi ont payé les 15 000 joueurs qui ont financé le projet sur Kickstarter, en 2014.

Les clowns et les sorcières vaudoues ne sont jamais très loin dans l’oeuvre de Ron Gilbert. | Terrible Toybox

Un post-jeu ?

La forêt des blagues ne doit pour autant pas cacher l’arbre du jeu, qui mérite l’attention. Le mérite en revient à ses personnages attachants, à commencer par Ray et Reyes, le duo d’agents spéciaux à la Scully et Mulder, avec tout ce que ça sous-entend de réalisme un peu blasé chez la première, d’emportements un peu puérils chez le second.

Ensemble, ils ont débarqué à Thimbleweed Park pour enquêter sur la mort d’un des 81 habitants de la bourgade. C’est (d’abord) pour tenter de retrouver le meurtrier qu’ils vont retourner chaque pixel de la ville et interroger chacun de ses habitants. En chemin, ils vont aussi devoir apprivoiser les étranges machines de l’inventeur Chuck Edmund, qui semblent équiper tous les bureaux, salles de bain et administrations de la ville.

Mais plus encore que Ray et Reyes, ce sont les trois autres personnages jouables qui les rejoignent un peu plus tard qui font le charme et la personnalité de Thimbleweed Park : il y a, on l’a dit, Ransome, le clown maudit et grossier. Il y a aussi Franklin Edmund, frère timide, rêveur et bientôt décédé du Nikola Tesla local. Il y a enfin sa fille Delores, héritière présomptive de l’empire Edmund, qui a préféré tourner le dos à sa famille et au manoir Mansion pour devenir créatrice de jeu vidéo chez MMucasFlem.

À elle reviennent les meilleures énigmes, souvent les plus logiques, parfois les plus retorses, ainsi qu’une bonne partie des clés du mystère. Mais c’est aussi ce personnage qui incarne le mieux le statut de quasi post-jeu de Thimbleweed Park.

Blagues énormes et métagags

Développeuse en même tant que fan de jeux vidéo, elle est autant héroïne que spectatrice de sa propre aventure, et surtout, de sa propre mise en scène. C’est d’elle que viennent les plus grands métagags (et pas forcément les plus fins), quand elle commente depuis l’intérieur, en connaisseuse de la chose, la mécanique du jeu auquel elle appartient – et qui, d’ailleurs, lui ressemble.

Car comme elle et comme la plupart des projets financés sur Kickstarter par des vétérans de l’industrie, le jeu est lui-même tiraillé entre sa nature première et sa dimension symbolique. Entre sa condition de simple divertissement et celle de témoignage historique, voire d’objet documentaire.

Sauf que, souvent, ce genre d’entreprises bâtardes échoue, par cynisme ou par orgueil. Les jeux trop tournés vers le passé oublient de rester pertinents, parce que leurs développeurs cyniques n’ont pas vraiment l’ambition d’amuser à nouveau. Ceux qui, au contraire, se risquent à la modernité pêchent souvent par orgueil et terminent boiteux et mal foutus – la faute à la confiance qu’ont les développeurs les plus anciens en un talent qui n’est plus que très théorique.

Thimbleweed Park, lui, réussit plutôt bien sur les deux tableaux, nostalgiques et ludiques, justement parce que ses créateurs n’y apparaissent pas cyniques ou orgueilleux, mais plutôt amusés et amoureux. On se demandait si Ron Gilbert et Gary Winnick ne s’étaient pas mués, avec les années, en clowns tristes : la vérité, c’est qu’ils sont moins Ransome que Delores. Car contrairement au clown, et comme l’enthousiaste développeuse, ils n’y rient pas tant des autres et des gens qu’ils n’aiment pas, que d’eux-mêmes et des jeux qu’ils aiment.

Delores Edmund, véritable héroïne de Thimbleweed Park. | Terrible Toybox

En bref

On a aimé :

  • Le style néorétro plein de pixels d’époque et d’effets modernes très réussi
  • Un jeu d’aventure à l’ancienne mais pas fainéant pour autant
  • Le doublage (en anglais) et la qualité des textes et des blagues (en français)

On n’a pas aimé :

  • Cinq personnages trop souvent interchangeables
  • La musique et les effets sonores pas terribles voire énervants quand on bloque une heure sur la même scène
  • La main un peu lourde sur les blagues autoréférencées, même si c’est évidemment l’une des raisons d’être du jeu

C’est plutôt pour vous si…

  • Vous avez aimé Maniac Mansion
  • Vous avez aimé Zak McKraken
  • Vous avez aimé Monkey Island

Ce n’est plutôt pas pour vous si…

  • Vous avez préféré King’s Quest
  • Vous avez préféré Myst
  • Vous avez préféré Sam & Max

La note de Pixels

58/72 grains de poussière