Il fait un froid à brûler les phalanges sur le marché Jeanne-d’Arc de Toulouse, ce samedi matin de janvier. Un homme passe en trombe, bonnet jusqu’aux sourcils et le vert des poireaux qui s’échappe de son cabas. Nous sommes à quelques semaines de la primaire à gauche, mais lui s’en moque. A la présidentielle, il votera « Macron ou Le Pen ».

Qu’est-ce qui peut bien rassembler, dans la tête d’un électeur, l’ancien haut fonctionnaire et l’héritière de l’extrême droite, si éloignés dans leurs valeurs et leurs programmes ? Eux se diraient « antisystème ». Lui aime juste qu’ils soient « nouveaux tous les deux », peu importe le reste. Presque comme face à une collection de prêt-à-porter. On se laisserait bien tenter par un nouveau modèle.

A quoi ça tient, un vote ? Une bonne saillie dans un débat ? Une question de feeling ? Un calcul stratégique ? En tout cas, de moins en moins à un héritage. C’est la leçon de ces quelques mois, que nous avons passés à sillonner la France à l’approche de l’élection présidentielle. On ne vote plus par esprit de classe ou tradition familiale. On ne se dit plus socialiste, gaulliste ou communiste. A l’image de ces sept ouvrières licenciées à Hénin-Beaumont (Pas-de-Calais), dont les intentions de vote couvrent désormais l’ensemble de l’échiquier politique.

Dénervés, les idéaux politiques. Enterrés, les promesses de campagne et les espoirs de changement, « maintenant ». C’est devenu un classique de reportage. « On a vu la gauche, on a vu la droite, y’a rien qui change… » La victoire du Front national ne fait même plus peur dans certains quartiers à forte population immigrée. « Si elle est élue, qu’est-ce que ça peut me faire, à moi, petit intérimaire ? », lâche Sofiane Bensalem, un Roubaisien de 24 ans. « Qu’elle passe ou non, ça risque de ne rien changer. » « Les programmes font 100 pages et à peine une seule est appliquée », constate encore Cédric (le prénom a été changé), policier marseillais de 49 ans.

« Pour s’amuser »

Aussi perdus soient-ils, beaucoup n’ont pas renoncé à leur « devoir citoyen ». Mais s’il existe un vote surinformé, précis et argumenté, combien nous ont confié choisir sur un détail, un coup de nerfs. La saison 2016-2017 leur a déjà donné moult occasions de s’exprimer. Deux euros la primaire à droite, un euro la primaire à gauche. « Pour dégager Valls, c’est pas cher ! », lâchait, presque sans plaisanter, un habitant du quartier du Mirail à Toulouse, ce même week-end frisquet de janvier. La démocratie comme un jeu télévisé.

Quitte à ne pas savoir qui est « l’autre » en face. Comme Fadia M., 25 ans, qui ne parvenait pas à mettre un nom sur le visage de Benoît Hamon, alors qu’elle s’apprêtait à voter pour lui à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Après avoir voté (Fillon puis Juppé) à la primaire de la droite à Pontivy, Pierre L., ancien infirmier de 67 ans, se dit prêt à choisir Marine Le Pen au second tour de la présidentielle, en cas de duel face à la droite. Lui, l’électeur de gauche. « Elle n’aura jamais la majorité à l’Assemblée, elle n’aura pas vraiment le pouvoir », croit-il savoir.

Luc D., agriculteur en Seine-et-Marne, a, lui voté à la primaire à gauche « pour s’amuser ». Et gagné dix caisses de champagne en pariant sur la victoire de Benoît Hamon. Jackpot ! « Mais je l’aime pas », précise-t-il. A la présidentielle, il votera « Le Pen ou Dupont-Aignan ».

A quoi ça tient, un vote ? A bien peu de chose, parfois. A L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne), lors de la primaire à gauche, hors de question pour Monique, retraitée de l’éducation nationale, de voter Arnaud Montebourg, qu’elle trouvait « arrogant, sexiste ». Ni pour les « mâchoires serrées » de Manuel Valls. Ce fut donc Benoît Hamon, « plus ouvert, plus généreux, c’est ça, les valeurs de la gauche ».

A l’arrière des meetings d’Emmanuel Macron, combien de commentaires sur les « beaux yeux » du candidat ? A la table des repas familiaux, un dilemme : qui présentera mieux à l’Elysée ? Brigitte ou Penelope ? Qui « fera président » ? Hamon ou Fillon ? A Guéret, Geneviève hésite. Elle pensait à Jean-Luc Mélenchon mais Nicolas Dupont-Aignan l’a séduite quand il a « quitté le plateau du journal de 20 heures de TF1 car il n’était pas invité au débat » du 20 mars.

« Pour faire chier »

A Narbonne (Aude), un élu PS se désespère : « Les maires FN se contentent de maintenir les rues propres et de replanter les bacs à fleurs. Et les électeurs vont les réélire pour ça, parce qu’ils ont l’impression qu’on s’occupe d’eux. Ce n’est pourtant pas ça qui leur redonnera du travail. »

A quoi ça tient, un vote ? Une seule mesure prend parfois le pas sur l’ensemble d’un programme. Après vingt-deux ans dans la police, Cédric décidera sur un critère essentiel : la retraite, qu’il lui tarde de prendre. Ce ne sera donc ni François Fillon – « S’il est élu, il me met trois ans dans la tête » – ni Emmanuel Macron – « il veut une retraite à points pour tout le monde, comme si toutes les professions étaient les mêmes ! »

Alors pourquoi pas Marine Le Pen ? Ou Jean-Luc Mélenchon ? Rencontrée à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), Boudoure, 52 ans, agent polyvalent dans un collège, est tentée par Emmanuel Macron. « Ma fille passe son bac cette année », explique-t-elle, et le candidat d’En marche !, croit-elle savoir, soutient les associations qui aident les élèves dans leurs études. Fonctionnaire, elle a bien compris qu’il prévoit aussi d’en supprimer 120 000. Mais elle hausse les épaules, comme si elle ne se sentait pas concernée.

A quoi ça tient, un vote ? A un revers de la main. Jean-Pierre Rosak fait le décompte des charges qui pèsent sur son bar-tabac à Amiens et prévient : à 70 ans, il votera Marine Le Pen pour la première fois au printemps. Pas vraiment pour qu’elle soit élue. Encore moins parce qu’il serait raciste. Non. « Juste pour faire chier. »

Toute l’année, nous avons aussi demandé aux électeurs ce qui les mettait en colère. Les médias ne sont pas épargnés, mais les hommes politiques arrivent en tête, de loin. Nous leur avons également demandé ce qui les rendait optimistes. Aucun n’a évoqué l’élection présidentielle. Ils ont répondu « la jeunesse », « mes enfants », « mon travail ». Beaucoup ont vanté le modèle français. « On a plein de droits, on a la liberté d’expression, la liberté de pensée, l’égalité », s’est réjoui Manel, 21 ans, à la recherche de son premier emploi à Clermont-Ferrand. Autant de domaines sur lesquels le politique pèse. Ce dont les électeurs sont de moins en moins convaincus.