Il règne, en Afrique du Sud, un microclimat de grand soir où tout se mélange : rage, crainte, excitation, écœurement. Un basculement menace. Ce n’est pas tant la perspective de voir se produire la « révolution » dont se prévaut, depuis deux décennies, le Congrès national africain (ANC, au pouvoir) dans une langue de bois imputrescible, mais plus prosaïquement celle de voir se jouer, très vite, l’avenir du pays sur un nom, celui de Jacob Zuma. En raison des nombreux scandales auxquels le président a été mêlé, sa réputation est un champ de ruines. Le comité d’éthique de l’ANC veut se pencher sur son cas et sévir, l’Eglise anglicane s’est jointe aux appels en faveur de sa démission. La puissante centrale syndicale, la Cosatu, vient aussi de l’appeler à quitter le pouvoir.

Depuis le remaniement ministériel décidé par le chef de l’Etat dans la nuit du 30 mars au 31 mars, les lignes de fracture s’élargissent à vue d’œil au sein du parti au pouvoir, tandis que la mobilisation des anti-Zuma s’organise et fait sauter certaines lignes de démarcation politiques. Une grande manifestation anti-Zuma doit avoir lieu vendredi 7 avril et converger vers le siège de l’ANC, rassemblant dans un mélange inédit mécontents du parti et opposants, bourgeoisie blanche et fidèles en majorité noirs de l’ANC, ainsi que des membres des organisations ou partis alliés. La taille de ce front anti-Zuma est difficile à évaluer, mais semble grossir rapidement. Et plus rien ne semble en mesure de freiner le mouvement.

Une prédation généralisée

Au moment précis, dans la nuit de jeudi à vendredi, où il annonçait sa décision de purger le gouvernement – près de 20 ministres et ministres délégués ont été remplacés, en particulier le ministre des finances, Pravin Gordhan –, Jacob Zuma a appuyé sur un bouton. Un lourd mécanisme s’est mis en mouvement, des engrenages grincent. L’Afrique du Sud en sortira transformée.

Au niveau le plus élémentaire, l’économie semble exposée à deux chocs de nature différente, mais non contradictoires : d’une part une prédation généralisée, et d’autre part un démantèlement des intérêts blancs dans certains secteurs, comme les banques, les exploitations agricoles et les mines. Dans les deux cas, cela passe, pour commencer, par la décision de faire sauter le verrou qu’incarnait le ministre des finances. Pravin Gordhan, garant de l’orthodoxie budgétaire, l’homme qui rassurait les marchés, a été remplacé par Malusi Gigaba, un « Zuma-boy » dépourvu d’expérience dans le domaine des finances, mais doté d’une approche programmatique tranchante : entamer des « réformes radicales » qui « vont déplaire souverainement ».

Standard & Poor’s a presque aussitôt dégradé la note souveraine de l’Afrique du Sud, qui passe en statut « junk » (catégorie spéculative, assortie d’une perspective négative). Moody’s pourrait faire de même rapidement. Le rand, la monnaie nationale, perd de la valeur d’heure en heure, la Bourse pique du nez. « On peut s’attendre à une nouvelle dépréciation du rand face au dollar (– 46 % depuis 2011) et à une hausse des taux d’intérêts à long terme. Cela engendrerait un regain d’inflation et pèserait sur la confiance des ménages. Cette dernière s’est déjà repliée de près de 25 points depuis 2011 et peine à rebondir. Une situation de nature à prolonger la stagnation sud-africaine », écrit, dans une note, Stéphane Colliac, de la société d’assurance-crédit Euler Hermes.

Cette perspective sombre n’explique pas complètement l’éclosion de l’opposition à Jacob Zuma, ancrée dans la lutte entre factions, accélérée par le clientélisme. Cette lutte se déroulait en grande partie en arrière-plan. Mais le courage des anti-Zuma semble avoir été libéré par le déclic du remaniement. Certaines inhibitions sont en train de sauter. L’ANC se fragmente, y compris au sommet du pouvoir. Zweli Mkhize, son trésorier général (qui, à ce titre, a accès à de nombreux secrets et leviers du pouvoir), s’est ouvertement déclaré pour une démission du président, tout comme Gwede Mantashe, le secrétaire général de l’ANC, et le Parti communiste sud-africain (SACP, la deuxième branche de l’alliance tripartite au pouvoir), dont les dirigeants appellent les députés de l’ANC à se rebeller au parlement.

« Mobilisez-vous ! »

Après des mois d’atermoiements, Zwelinzima Vavi, ex-dirigeant de la Cosatu (la troisième branche de l’alliance tripartite) poussé dehors par les partisans de Jacob Zuma, a annoncé la création d’une centrale syndicale concurrente et joint sa voix à celles du front anti-Zuma. Zwelinzima Vavi avait été l’un des artisans de l’accès au pouvoir de l’actuel président, qu’il avait surnommé « tsunami » avant d’être lui-même balayé par la vague qu’il avait contribué à faire grossir. Quant à la Cosatu, elle soutient désormais, pour la succession de Zuma, la candidature de Cyril Ramaphosa, le vice-président, qui, lui aussi, a publiquement rejoint le groupe des opposants en déclarant qu’il fallait chasser du pouvoir les « responsables corrompus et voraces ».

A ce noyau contestataire en expansion s’agrègent d’autres personnalités peu habituées à la contestation ouverte. Pravin Gordhan, par exemple. L’homme replet aux costumes de banquier, au visage de joueur de poker, s’anime depuis qu’il a appris son limogeage en regardant la télévision et semble pris d’une énergie militante qu’on ne lui connaissait pas. Sur le parvis du Trésor public, où il donnait sa dernière conférence de presse, il a appelé la population à manifester contre le pouvoir. « Mobilisez-vous ! Mobilisez-vous ! » a-t-il lancé à la foule maigrelette qui s’était rassemblée à Pretoria. Compte tenu de l’effectif réduit, ce jour-là, des manifestants, c’était un peu pathétique, mais la mobilisation, même brouillonne, continue.

Celle-ci produit parfois l’inverse de l’effet escompté. Lundi 3 avril, une initiative baptisée « lundi noir » (habillez-vous en noir pour montrer que vous n’êtes pas content) a tourné au désastre, créant plus de confusion que de mobilisation. Une partie de l’opinion sud-africaine veut que le Trésor public soit préservé, mais a aussi la ferme intention de ne pas se laisser « récupérer » pour défendre le pouvoir économique des Blancs, surtout si le mouvement se dissimule derrière une campagne qui, pour couronner le tout, joue avec le mot « noir » de façon trop ambiguë pour être honnête.

Vers une motion de censure ?

L’opposition est parvenue à nouer une alliance pour attaquer le pouvoir de front, en meute. Côte à côte, les principales formations comme l’Alliance démocratique (DA), les Combattants économiques pour la liberté (EFF) et quatre autres partis ont scellé un pacte pour pousser Jacob Zuma au départ, prenant le soin de préciser qu’il ne s’agit pas de chercher à provoquer un « changement de régime » mais simplement de provoquer la chute du président, par tous les moyens. Premier objectif : pousser une motion de censure au parlement. Il faudrait que 50 députés de l’ANC (sur 249 au sein d’une assemblée de 400 députés) votent en sa faveur pour qu’elle triomphe. Un objectif jusqu’à très récemment peu réaliste.

Jacob Zuma a construit un réseau de fidèles qui ne doivent rien aux grandes figures de l’ANC. Il a travaillé à noyauter les fédérations locales de l’ANC, au fond des provinces. De ce côté, il est même sans doute inattaquable. Le clientélisme a donné à ce groupe l’apparence de la solidité. Ces fidèles tiendront-ils face aux attaques de leurs ennemis, dont la menace réside dans une capacité inédite à se coaliser ? C’est ce que les jours et semaines à venir permettront de comprendre. En Afrique du Sud, il ne suffit pas de défiler dans la rue pour faire tomber un président. Il faut constituer une majorité hostile dans les organes dirigeants, à commencer par le comité national exécutif de l’ANC, et tenter de provoquer un basculement par la voie légale. Cette perspective, jusqu’ici, était hors de portée pour les anti-Zuma. Mais désormais, dans le mouvement général, qui sait ?