« Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF 1982-1997 », de Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape. CNRS Editions, 280 pages, 25 euros | DR

Le 6 avril 2017 marquera le 23e anniversaire du début du génocide de cent jours des Tutsi au Rwanda. Près d’un quart de siècle après, le « crime des crimes » commis dans la région africaine des Grands Lacs continue de ronger la conscience de ceux qui l’ont touché du doigt : témoins, victimes, bourreaux, chercheurs, militaires, humanitaires…

D’autres drames ont jalonné d’horreur les années de l’immédiat après-guerre froide : conflits en Tchétchénie, effondrement de la Yougoslavie, Darfour pour ne citer qu’eux. D’autres massacres s’écrivent encore au présent en Irak, au Yémen ou en Syrie. Mais le génocide rwandais est d’une autre nature, une fulgurance dans l’horreur, « exceptionnelle par son envergure, sa rapidité, son mode opératoire », écrit Filip Reyntjens, ancien expert devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda.

Plus d’un demi-million de Tutsi ainsi que des Hutu modérés ont été exterminés en cent jours, emportés par un tsunami de haine qui a impliqué presque toute la population – le Rwanda comptait 7 millions d’habitants en 1991 – bourreaux ou victimes massacrés à la machette, traqués par leurs anciens voisins, amis, proches jusque sur le moindre versant du pays aux Mille Collines.

Le Que sais-je ? du constitutionnaliste belge Filip Reyntjens, fin connaisseur de la région des Grands Lacs, décrit cette mécanique, sa genèse, son déroulé, ses traumatismes qui hantent toujours le pays. Car la fin de ce « génocide de cent jours » est loin d’avoir mis un terme aux débats ni refermé toutes les cicatrices.

Relations coupables

Au contraire, Filip Reyntjens rappelle que la communauté internationale est loin d’avoir accompli son examen de conscience. La France, en particulier, qui entretint pendant longtemps des relations coupables avec un régime qui se préparait alors au pire des actes. Puis ce fut l’opération française « Turquoise », qui protégea les génocidaires dans leur fuite vers le Zaïre – actuelle République démocratique du Congo ou RDC – après la victoire militaire des hommes de Paul Kagamé, toujours au pouvoir à Kigali. Une fuite suivie d’un regroupement qui annonçait d’autres guerres aux frontières du Rwanda.

Les grandes puissances sont aussi responsables d’une œuvre de justice imparfaitement menée, source de nouvelles fractures, alors qu’elle aurait dû participer entièrement à la réconciliation rwandaise. S’il y eut bien un Tribunal pénal international pour le Rwanda ou des procès dans des pays tiers (France, Belgique, Suisse…), il fut toujours question d’une justice de vainqueurs. Jamais aucun membre important du Front patriotique rwandais de Paul Kagamé ne fut jugé pour ce qu’une riche documentation assimile pourtant à des crimes de guerre ou contre l’humanité commis sur le sol rwandais ou après en RDC.

La faute en revient également au président rwandais, qui dans son pays appliqua une justice partisane et s’opposa constamment et efficacement à ce que les dossiers judiciaires ouverts contre ses compagnons d’armes aboutissent. De la même façon, Paul Kagamé a décrété qu’il n’y avait plus au Rwanda que des Rwandais, plus de Hutu ni de Tutsi tout en imposant sa vision de l’histoire qui drape les Hutu dans la honte d’une responsabilité collective. Comme si l’effacement de ces mentions ethniques sur les cartes d’identité suffisait à effacer les mémoires.

Plus d’un demi-million de morts

La mémoire de ce même drame Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape sont allés la chercher dans les archives de Médecins sans frontières, une ONG présente dans la région dès 1982. A la différence du livre de Filip Reyntjens qui adopte une approche d’historien embrassant l’ensemble du drame, les auteurs de cet ouvrage décrivent, de l’intérieur, l’expérience traumatisante vécue par MSF confrontée pour la première fois à des tueries de masse se déroulant sous les yeux des humanitaires et non dans un camp éloigné des violences.

C’est à cette aune que les auteurs questionnent le rôle des ONG dans un drame d’une ampleur rarement vue sur une si courte période : plus d’un demi-million de morts, l’afflux de dizaines de milliers de victimes dans des centres de santé, la fuite de millions d’autres cherchant refuge dans des camps et des épidémies mortelles. Pas plus que d’autres qui alertaient sur la mise en place d’une entreprise génocidaire, les cris d’alarmes de MSF ne parvinrent à enrayer la machine à tuer. Au contraire, MSF a aussi payé le prix du sang avec plus de 200 de ses employés rwandais tués durant les massacres où l’appartenance ethnique valait droit de vie ou de mort.

Jean-Hervé Bradol, ancien président de la section française de MSF, et le sociologue Marc Le Pape, tous les deux membres du Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires (Crash) rappellent aussi les choix cornéliens posés aux humanitaires sur le terrain qui devaient aussi apporter aide et soins aux anciens génocidaires devenus réfugiés après la défaite des extrémistes du  Hutu Power. L’ouvrage relate aussi les débats internes qui tiraillaient MSF, les tensions entre les agences humanitaires internationales, les négociations cruciales menées aux niveaux local, national, international, ainsi que les campagnes médiatiques.

« Le génocide des Tutsi au Rwanda », de Filip Reyntjens. Que sais-je ?, 128 pages, 9 euros.

Au sortir de ce drame, le travail des ONG ne fut plus jamais le même sur d’autres théâtres d’opération. C’est aussi ce que décrivent les auteurs du Crash qui, à l’instar de Filip Reyntjens, dessinent quelques pistes au cri de « Plus jamais ça ! ». Sans illusions. Les leçons rwandaises tirées du dernier génocide du XXe siècle ne rendent pas le monde plus sûr, alors que, rappelle le constitutionnaliste belge, « les Tamouls du Sri Lanka en 2009, aujourd’hui les shiites, sunnites et yézidis au Moyen-Orient (…) ont été ou sont la cible de violences génocidaires ». Ce qui n’enlève en rien au nécessaire travail de mémoire auquel ces deux ouvrages apportent leurs pierres.

Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF 1982-1997, de Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape. CNRS Editions, 280 pages, 25 euros; Le génocide des Tutsi au Rwanda, de Filip Reyntjens. Que sais-je ?, 128 pages, 9 euros.