La patrouille de France dans le New Jersey, le 25 mars. | Julio Cortez / AP

La patrouille de France va zébrer le ciel de tricolore jeudi 6 avril au-dessus de Kansas City, dans le Missouri. Aucun ministre français n’a cependant fait le déplacement au Mémorial national de la Première guerre mondiale pour célébrer le centième anniversaire de l’entrée des États-Unis dans ce conflit. Annoncé, Jean-Yves Le Drian a finalement renoncé à ce déplacement.

Alors qu’elle marque incontestablement le début d’un siècle américain, la Grande guerre reste décidément « une guerre oubliée » aux États-Unis selon Bruno Cabanes, titulaire de la chaire d’histoire de la guerre moderne à l’Ohio State University, qui publie un livre richement illustré consacré aux Américains dans la Grande guerre (Gallimard, 29 euros).

Un monument en 2018

Entrés tardivement dans la mêlée, les soldats américains ne participent activement aux combats qu’au printemps 1918. En quelques mois, plus de 53 000 hommes meurent pourtant sur le front, soit plus que pendant les guerres de Corée et du Vietnam, que rappellent deux monuments à Washington. Il n’en existera un pour la Grande guerre qu’en 2018, au terme de longues polémiques liée à l’aménagement du lieu prévu, le Pershing Park, du nom du chef du corps expéditionnaire américain, situé près de la Maison Blanche. Comme le rappelle Bruno Cabanes, les mois de septembre et d’octobre ont été les plus meurtriers de toute l’histoire militaire américaine, guerre de Sécession et Seconde guerre mondiale inclues.

« Localement, il y a aux États-Unis une vraie mémoire de la Première guerre mondiale. Le grand mémorial des guerres de l’université de Yale est par exemple celui dédié à ce conflit », note l’historien, « mais nationalement, la mémoire de la greatest generation », née dans l’entre-deux-guerres et qui combat de la Normandie au Pacifique, « a recouvert celle de 1917-1918, comme ensuite celle du Vietnam ». « La grande différence entre l’Europe et les États-Unis, c’est que dans le premier cas, 14-18 est le moment où l’histoire mondiale devient une histoire familiale, pour la première fois sans doute dans l’histoire occidentale. Ce n’est pas le cas aux États-Unis, compte tenu de la différence dans le nombre de morts ».

Wilsonisme embarrassant

À l’heure de l’« America First » défendu par Donald Trump, un autre aspect de l’implication américaine dans la Grande guerre peut également embarrasser : le legs du président Woodrow Wilson. Comme le rappelle le géopoliticien Walter Russel Mead dans le numéro d’avril de la revue Foreign Affairs, ce dernier jugeait qu’il était dans l’intérêt des États-Unis de remplacer le Royaume-Uni comme « gyroscope de l’ordre mondial », en imposant « un ordre global libéral » au sens anglo-saxon.

« L’effondrement du wilsonisme est presque contemporain au projet lui-même » estime Bruno Cabanes, « c’est ce qu’avait montré le livre de Erez Manela, The Wilsonian moment (Oxford University, 2007) qui montre l’extraordinaire fascination que le président des États-Unis n’exerce pas seulement en Europe mais aussi un peu partout dans le monde, en Égypte, en Chine ». « Ce rêve s’écroule très vite avec la conférence de Paris et la non-ratification de la Société des Nations par les États-Unis, ajoute-t-il, l’échec du wilsonisme est l’échec d’une tentative de recomposition internationale, mais aussi l’échec d’une vision presque religieuse de la politique, au-delà de la mission qui incomberait aux États-Unis, pointé par un portrait au vitriol coécrit par Sigmund Freud » (Président Wilson, portrait psychologique, Payot).

Le dernier obstacle à la redécouverte de la Première guerre mondiale par les Américains renvoie à sa part d’ombre. La conscription instaurée avec l’entrée en guerre est ouverte aux Afro-Américains en dépit de la ségrégation et au grand dam des représentants des États du Sud, alors que les violences raciales se multiplient aux États-Unis en 1917. Cantonnés initialement aux travaux de manutention, les soldats noirs ne seront qu’ultérieurement envoyés au front.

Les Allemands ostracisés

La stigmatisation des musulmans par Donald Trump pendant la campagne présidentielle a ravivé le souvenir de l’internement des Américains d’origine japonaise pendant la Seconde guerre mondiale. Il n’a pas, ou peu, été question en revanche du sort des émigrés d’origine allemande qui avaient gonflé les grandes vagues d’immigration européenne à la charnière de deux siècles.

La peur d’une Cinquième colonne débouche en 1917 et en 1918 sur le vote d’un Espionnage Act et d’un Sedition Act pendant que la langue et la musique allemande disparaissent des théâtres. À Colombus, rappelle Bruno Cabanes, on débaptise les rues Schiller, Kaiser et Bismarck. Une paranoïa qui ira jusqu’à l’absurde lorsque le chef de l’orchestre philharmonique de Boston, Karl Muck, est même durablement interné à la suite de la découverte d’annotations jugées suspectes sur une partition.