Le dramaturge Armand Gatti à Paris, le 13 juin 2005. | JACQUES DEMARTHON/AFP

Son arme était la parole, son horizon, l’utopie. Armand Gatti, mort jeudi 6 avril à l’hôpital militaire Bégin à Saint-Mandé, à l’âge de 94 ans, aura passé sa vie à se battre avec les mots, d’abord comme journaliste, puis dans le théâtre, où il s’est engagé auprès des sans noms, les gens ordinaires ou à la marge, les sans voix et les exclus. Travailleur infatigable, écrivain insatiable et exalté de la rencontre, Armand Gatti a mené un chemin unique. Né à Monaco, d’une mère piémontaise femme de ménage, et d’un père français balayeur et anarchiste, il entre dans le maquis en 1942, en Corrèze. Arrêté, il échappe à la mort en raison de son jeune âge. C’est à ce moment que se joue la part la plus trouble, et la plus troublante, de son histoire : pendant des décennies, Armand Gatti a raconté qu’il avait été déporté au camp de Neuengamme, dans le nord de l’Allemagne, où il avait eu la révélation du théâtre, en voyant la première de sa vie, jouée par des Juifs baltes, qui tenait en trois phrases : « Ich bin. Ich war. Ich werde sein. » (« Je suis. J’étais. Je serai. »). Ce fut, disait Gatti, une expérience fondatrice pour son œuvre : « Essayer de construire des hommes non pas en vertu de leur état civil, mais de leur possibilité. »

L’amicale de Neuengamme a demandé à Armand Gatti de « ne plus usurper le titre de déporté »

Ce socle s’est effondré en 2011, quand l’amicale des anciens déportés de Neuengamme a montré, à la suite d’une enquête, que le nom d’Armand Gatti ne figurait pas dans le livre mémorial de Neuengamme, ni dans celui de la Fondation pour la mémoire de la déportation. L’amicale a demandé à Armand Gatti de « ne plus usurper le titre de déporté », et Armand Gatti a reconnu d’avoir jamais été au camp de Neuengamme, mais dans un camp de travail du nord de l’Allemagne. Ce qui est certain, c’est que le jeune résistant a rejoint les Forces françaises, à Londres, en 1944. Il a combattu dans l’armée de l’air, et son engagement lui a valu, à la Libération, la médaille commémorative française de la guerre de guerre de 1939-1945.

Prix Albert-Londres en 1954

Tristement déplorable sur le plan moral, ce mensonge sur la question des camps a permis, sur le plan artistique et politique, de fonder un théâtre qui restera comme une des aventures les plus engagées et marquantes du XXe siècle. A la fin de la seconde guerre mondiale, Gatti, qui s’appelle Dante Sauveur selon l’état-civil, travaille pour différents journaux, et devient Armand. Il voyage en Algérie, où il rencontre Kateb Yacine, effectue des reportages en Europe sur les « personnes déplacées », va jusqu’en Chine avec Michel Leiris, Chris Marker, Paul Ricœur, rend compte des combats ouvriers en France et du massacre des Indiens au Guatemala. Ses reportages lui valent le prix Albert-Londres, en 1954. Cinq ans plus tard, Jean Vilar met en scène sa pièce, Le Crapaud Buffle. En 1960, il tourne L’Enclos, primé en 1961 à Cannes. Puis les pièces s’enchaînent : La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., La Seconde existence du camp de Tatenberg, Chroniques d’une planète provisoire, V comme Vietnam…

Dans son œuvre, il y a toujours deux vérités : la vérité historique et la vérité « gattienne »

Puis vient, en 1968, La Passion en violet, jaune et rouge, consacrée au général Franco, interdite par le général de Gaulle, alors président de la République, à la demande du gouvernement espagnol, et malgré le soutien d’André Malraux, ministre de la culture. Pour Armand Gatti, 1968 marque un tournant : il décide de rompre avec le théâtre institutionnel et commence une autre vie, qui le mène à travers le monde, de Berlin à Avignon, de Gênes en Irlande, où il réalise Nous étions tous des noms d’arbres, tourné pendant la mort des grévistes de la faim de l’IRA. Il travaille dans des lieux hors normes et pratique la création collective. Mais il reste le poète, celui qui écrit avec des mots fous comme le vent, beaux comme l’espoir, et délestés du souci de coller à la réalité, dont il s’inspire. Dans son œuvre, il y a toujours deux vérités : la vérité historique et la vérité « gattienne ». Parce que les mots sont faits pour « donner à l’homme sa seule dimension habitable : la démesure ».

C’est cette démesure qui fait la grandeur d’Armand Gatti. A partir de 1984, elle s’inscrit dans une nouvelle forme de travail : des pièces nées de la rencontre avec des jeunes, souvent en stage de réinsertion, à Toulouse, Marseille ou Strasbourg. Gatti les appelle ses « loulous ». Il leur donne des armes pour exister, et avec eux poursuit ce qu’il nomme L’Aventure de la parole errante, livrant des milliers de pages, et continuant à combattre, à sa façon, jusqu’au bout, dans La Maison de l’arbre qui fut son dernier refuge en utopie, à Montreuil.

Sur le Web : www.la-parole-errante.org et www.archives-gatti.org