Illustration réalisée par Daniel Tornero Rojo à partir des dessins des enfants d’Oussouye, en Casamance. | Daniel Tornero Rojo

Un beau jour d’hivernage, sous un ciel lourd, l’éditrice espagnole Ana Cristina Herreros débarque au village d’Oussouye, en Casamance, ses valises remplies de Racine, Mallarmé et autres classiques français. Objectif : regarnir les rayons de la bibliothèque municipale, décimée par les inondations régulières dans la région à la saison des pluies.

Dès son arrivée, Ana est frappée par la richesse de la culture locale. « Toutes les langues ont leur littérature, mais quelle surprise de voir qu’en Casamance, ce n’est pas un griot ou une personne en particulier qui est chargée de raconter ! C’est toute la population qui conte des histoires très riches, même entre adultes. Une véritable littérature orale ! » se rappelle la femme de lettres, les yeux écarquillés. Avec l’aide de l’Institut français de Madrid, Ana a récupéré de quoi remplir les étagères, mais elle sent que « ça ne colle pas d’initier les enfants à la culture avec nos histoires occidentales, quand les leurs sont tout aussi fascinantes ».

Prise de doute, Ana avance le long de l’unique route goudronnée du village, où déambulent librement cochons, chèvres, poulets et chatons, jusqu’à des quartiers où le tam-tam téléphonique – un tronc d’arbre sur lequel on tape d’une manière précise suivant le message – et les fétiches – avec leurs assortiments de crânes d’animaux – ne manquent jamais. Un univers animiste où l’on voit les hommes sortir en pagne d’une cérémonie dans la brousse, où l’on entend aussi bien le bruit des perles et grigris protecteurs, à chaque balancement de hanche, que celui des smartphones et des télévisions.

A l’ombre des fromagers, devant la bibliothèque d’Oussouye, Ana se remémore alors l’une de ces remises de prix auxquelles elle assiste souvent. Plus précisément, lui revient en mémoire l’indignation qu’elle a éprouvée en entendant un éditeur affirmer que « l’Occident devrait apporter la lumière à l’Afrique avec des livres ». C’est décidé, elle fait le pari de compléter cette bibliothèque par des livres de contes de Casamance, « pleins de baobabs et de serpents ».

Seul problème : elle ne trouve aucun ouvrage de ce genre dans les librairies de Dakar et de Ziguinchor, la capitale de la Casamance. Qu’à cela ne tienne ! Portée par l’enthousiasme des volontaires et des villageois, elle décide de fabriquer un premier volume et de l’exporter. Un geste politique pour que les enfants de « l’Occident » bénéficient aussi de la richesse culturelle sénégalaise.

« Donner une voix à ceux qui n’en ont pas »

Serie Negra venait de naître : un travail de récupération de mémoire orale et de littérature classique dans les communautés noires, résolument anticolonialiste. Souhaitant « donner une voix à ceux qui n’en ont pas », Ana se rend avec le dessinateur Daniel Tornero Rojo dans d’autres pays, parmi les communautés reculées, en zones de conflit ou dans des camps de réfugiés. Elle enregistre en version originale les contes philosophiques, de la bouche des enfants qu’elle envoie sonder les grands-parents. Daniel réalise ses illustrations à partir des dessins de poupées articulées faits par les filles et les garçons lors d’ateliers. L’occasion de découvrir, par exemple, leurs propres représentations d’un roi – celui d’Oussouye ne se sépare jamais de son balai – ou d’un dragon.

Le premier livre, El Dragon que se comio el sol (« Le dragon qui avait avalé le soleil », en espagnol uniquement), traduit et réalisé en Casamance, a vu le jour en octobre 2015. Mais l’entreprise fut loin d’être simple. « Vous avez des contes, vous aussi les Blancs ? » interroge en riant Alice, l’une des femmes du roi du village, quand Ana lui demande de bien vouloir lui en raconter un. Le rire, de nouveau, de Florence, qui chante avec beaucoup d’émotion en tressant ses paniers de palmier rônier. « Tu veux que je te traduise mes histoires diola en français ? Quelle idée ! » Une idée que beaucoup de jeunes saluent sans pour autant se précipiter à la bibliothèque emprunter le livre d’Ana.

Les enfants d’Oussouye, réunis lors d’ateliers pour raconter à Ana Cristina Herreros les contes recueillis auprès de leurs grands-parents. | DR

Entièrement vêtu de rouge, des chaussettes en laine jusqu’au bonnet, le roi d’Oussouye, Sibiloumbaye Diédhiou, explique avec solennité que « les contes se perdent » et que son peuple « a hélas tendance à abandonner sa culture pour adopter celle des Européens, pensant que ce qui vient de l’Occident est forcément meilleur ». Le monarque, lui, ne perd pas son aura face à la « modernisation ». Des posters à son effigie trônent dans les salons de la région et sur les profils Facebook des adolescents. Sans doute parce qu’il reçoit inlassablement ses sujets, en vrai psychologue du village, sur deux chaises en plastique dans sa cour délimitée par des feuilles de palmier. Interdiction de s’aventurer dans ses appartements : il se préserve de « l’influence extérieure », une expression chère à Benjamin.

Professeur d’espagnol au lycée public, Benjamin se sent l’âme d’un résistant et traduit bénévolement les contes. « Je n’en peux plus de ces telenovelas brésiliennes à la télévision, c’est un vrai fléau. Que les jeunes prennent des livres, bon Dieu, ce serait tellement plus intéressant ! » A en juger par les regards rivés à l’écran de la gare routière du matin au soir, Benjamin a du travail. Le professeur, ce jour-là habillé d’un maillot du FC Barcelone, s’explique : « C’est venu comme ça, avec le football qui remplace les jeux d’autrefois. Mais on va organiser des nuits de contes pour les enfants, ce sont eux la priorité. ».

« La télé a bouleversé nos soirées »

Jean-Bernard, l’ancien bibliothécaire, a aidé Ana à écarter les contes copiés par les enfants sur Internet de ceux venant réellement de leurs grands-parents. « Quand j’avais 8 ans, mon père m’a interdit d’aller chercher un stylo pour noter un conte. Il disait qu’il fallait s’en souvenir. Mais la télé et les téléphones portables ont bouleversé nos soirées. Alors j’ai décidé d’écrire les contes pour ne pas les oublier », dit-il.

Le bibliothécaire a-t-il déjà vu un livre de contes de sa région ? « Seulement le célèbre recueil de l’ancien président Senghor avec le lièvre [La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre]. J’ai lu tous les livres de la bibliothèque et je connais parfaitement l’Histoire de France, mais bien moins celle du Sénégal. Nous avons besoin de plus de livres sénégalais. »

Ana acquiesce mais n’a pas trouvé d’éditeur sénégalais pour son livre. « Il y en a peu et ils ne publient pas de contes. Le papier coûte une fortune, certains impriment en Angleterre ! » Résultat : pour l’instant, le livre n’est disponible qu’en espagnol. Ana cherche une maison d’édition francophone. Lors d’un déjeuner de travail, l’éditeur d’Amalion, une maison d’édition indépendante multilingue basée à Dakar, a demandé à sa consœur espagnole : « Combien de livres crois-tu que nous pourrions vendre en Casamance ? » « Probablement aucun », a reconnu Ana, qui a donné une centaine d’exemplaires aux instituteurs sénégalais.

Pourquoi s’obstiner à publier des contes casamançais si même les éditeurs africains sont frileux ? « Peut-être parce que la région mérite d’être racontée, répond Ana. Les enfants désormais accordent plus de valeur aux livres de l’école qu’à la culture orale de leurs grands-parents. Les retranscrire est une manière de lutter contre le désintérêt et leur dire : voilà, c’est de la littérature, comme Mallarmé ou Racine. »

Au collège Joseph-Faye d’Oussouye, Anisé, 11 ans, n’a que faire du politiquement correct et lance en souriant : « C’est bon, les histoires d’ici on les a comprises, on veut connaître ce qui se passe ailleurs ! » L’éditrice prétendrait-elle savoir mieux que les locaux ce dont ils ont besoin ? Réponse piquée de l’intéressée : « Je comprends que le décor quotidien, les histoires des vieux du village, soient moins attirants que Disney. Mais les enfants d’Occident ont à la fois des séries télévisées et des livres à l’école. Pourquoi pas au Sénégal ? »

Et bientôt en Algérie, en Guinée équatoriale…

Une partie des revenus issus de la vente du livre réalisé par Ana, Daniel, Benjamin, Jean-Bernard et les enfants d’Oussouye sert à financer un cours d’alphabétisation pour les femmes, qui a ouvert en janvier 2017. Ces grandes élèves viennent deux fois par semaine à la bibliothèque, coquettes à souhait, comme pour un grand rendez-vous, équipées de petites ardoises et de craies. A ce rythme, dans quelques mois, elles pourront lire le prochain tome de Serie Negra, une compilation réalisée cette fois dans les camps de réfugiés sahraouis, en Algérie.

Le troisième tome, lui, sortira « de la bouche des populations noires de Colombie, du Mexique et de Guinée équatoriale », promet Ana. Quant aux enfants d’Oussouye, ils ne comptent pas en rester là. S’ils étaient écrivains, lancent-ils, leurs histoires parleraient, pêle-mêle, « de [leur] roi, de la Reine des neiges, de la brousse, de l’Histoire du Sénégal, de Peter Pan, de Mor Lam le radin, d’Aline Sitoé Diatta [figure emblématique de la résistance casamançaise à la colonisation] et de la sorcière Baba Yaga [un personnage russe]. » Un cocktail pour le moins étonnant, mais les contes n’ignorent-ils pas les frontières ?

El Dragon que se comio el sol, y otros cuentos de la Baja Casamance, 2015, éditions Libros de las malas companias (en espagnol)