Le premier ministre Bernard Cazeneuve serre la main du premier ministre tunisien Youssef Chahed, le 7 avril, à Tunis. | Hassene Dridi / AP

Etre positif sur la Tunise : la consigne a été rigoureusement tenue. Le premier ministre français, Bernard Cazeneuve, a achevé sa visite d’une journée à Tunis, vendredi 7 avril, en louant l’« excellence » de la relation bilatérale et en insistant sur la « grande confiance » qu’inspirait à Paris la transition démocratique tunisienne.

M. Cazeneuve, arrivé jeudi soir en provenance d’Alger, a tenu à afficher un optimisme sur la Tunisie en décalage avec le scepticisme grandissant d’un certain nombre de bailleurs de fonds internationaux, au premiers rangs desquels le Fonds monétaire international (FMI), qui s’interrogent sur la capacité de Tunis à honorer ses engagements à réduire ses déficits publics. Avec une croissance du PIB stagnant à 1 % et un déficit budgétaire en hausse continue – il s’est élevé à 6 % du PIB en 2016 contre 4,8 % en 2015 – l’économie tunisienne peine à se relancer alors que mûrissent les tensions sociales.

La Syrie dans les discussions

Crise syrienne oblige, le premier ministre français, qui s’est entretenu avec le président de la République Béji Caïd Essebsi et le chef du gouvernement Youssef Chahed, a dû écourter sa visite afin de rentrer au plus vite à Paris assister au Conseil de défense prévu en fin d’après-midi à l’Elysée. Lors d’une rencontre avec des représentants de la société civile et du monde des affaires, M. Cazeneuve a expliqué que l’attaque chimique de mardi à Khan Cheikhoun suivie des frappes américaines vendredi contre une base de l’armée syrienne prouvait que « notre ligne était la bonne ».

« On se réveille, tant mieux » a-t-il commenté. Ces récents événements montrent « la lucidité du regard que portait une partie de la communauté internationale et notre pays sur la situation en Syrie », a-t-il insisté lors d’une conférence de presse conjointe avec le premier ministre Youssef Chahed. « Ces attaques chimiques sont une indignité et méritent la plus grande fermeté de la part de la communauté internationale », a-t-il ajouté, précisant que la « réponse doit se faire dans un cadre multilatéral et le respect de la légalité internationale ».

Lors cette visite à Tunis, MM. Cazeneuve et Chahed ont signé six accords dont des conventions de financement de l’Agence française de développement (AFD) dans les secteurs du transport et de l’hydraulique. Les deux gouvernements s’engagent en outre à échanger leur expertise en matière de lutte contre la radicalisation. M. Cazeneuve a indiqué que Paris était animé d’ « une conscience très forte » de se mobiliser « aux côtés du peuple tunisien dans la consolidation de sa démocratie ».

Il a vanté le « courage » des réformes engagées par le gouvernement de Tunis, lequel est pourtant en délicatesse avec le FMI à propos du rythme de son plan de réduction des déficits publics. « La Tunisie, ce n’est pas seulement des questions arithmétiques et monétaires, c’est aussi un enjeu stratégique, s’est justifié M. Chahed devant la presse. Elle protège les frontières sud de l’Europe ».

Instabilité

Durant sa rencontre avec des personnalités de la société civile et des milieux économiques, le premier ministre a pu prendre la mesure des inquiétudes qui travaillent l’opinion tunisienne : le manque d’investissements, la marginalisation des régions de l’intérieur, une économie parallèle omniprésente dans un contexte d’instabilité lié à la guerre en Libye.

Ouided Bouchamaoui, la présidente de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), le patronat tunisien, n’a ainsi pas mâché ses mots. « On est un peu déçus par l’aide de la communauté internationale. La Tunisie n’a pas eu ce qu’elle méritait », a-t-elle expliqué. La dirigeante a fait remarquer qu’un soutien important était apporté à la lutte antiterroriste et au secteur sécuritaire mais que la transition économique de la Tunisie restait à faire, notamment en direction d’une jeunesse durement frappée par le chômage. « L’échec de la Tunisie serait l’échec de toute la région et les Européens seront aussi touchés » a-t-elle prévenu, soulignant deux sujets d’inquiétude particulièrement aigus : l’économie parallèle – jusqu’à 50 % du PIB selon certaines estimations – et l’instabilité dans la Libye voisine.

Chafik Sarsar, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), a lui aussi alerté sur le risque de « désillusion grave » d’une grande partie de la population. « La question risque d’être : si la démocratie n’engendre pas la prospérité, est-ce que la dictature ne vaut pas mieux ? » Il a estimé que les prochaines élections municipales et régionales devraient être un levier important pour activer les changements du pays : « Les habitants des régions de l’intérieur ont besoin d’une lueur d’espoir».

Khayam Turki, président du cercle de réflexion Joussour, a rappelé que l’enjeu de la Tunisie dépasse largement ses frontières nationales. « La Tunisie est un pays qu’il est facile d’aider, c’est un petit pays de 11 millions d’habitants, mais qui peut donner espoir au monde arabe et aux musulmans qui observent avec attention ce qui lui arrive ».

Dérive de la Libye

Le premier ministre français a aussi mis à profit cette visite à Tunis, lieu de passage de nombre d’officiels libyens, pour y rencontrer Faïez Sarraj, le chef du gouvernement d’ « union nationale » de Tripoli. Alors que la situation en Libye ne cesse de se dégrader, M. Cazeneuve a jugé « nécessaire » un « nouvel élan du processus politique inter-libyen ».

Face au risque grandissant d’affrontements entre les forces loyales à M. Sarraj et celles fidèles au maréchal Khalifa Haftar, chef en titre de l’Armée nationale libyenne (ANL), les parrains occidentaux de l’accord de Skhirat (Maroc) signé fin 2015 cherchent à l’amender afin de le rendre plus « inclusif ». L’idée est de remettre dans le jeu de la négociation le maréchal Haftar, lequel s’était senti marginalisé par l’accord de Skhirat et s’était donc employé à torpiller le gouvernement d’union de M. Sarraj issu de cet accord.

Les Occidentaux n’ont pas ménagé leurs efforts ces derniers mois pour tenter d’inciter M. Haftar au dialogue, l’ambassadrice de France pour la Libye, Brigitte Curmi, l’ayant même rencontré fin mars près de Benghazi. Toutes ces démarches n’ont à ce jour pas suffi à infléchir l’attitude de M. Haftar qui persiste dans son approche purement militaire du conflit. Dans une allusion à cette dernière, M. Cazeneuve a affirmé à Tunis à l’issue de sa rencontre avec M. Sarraj que « toutes les forces militaires devaient se réunir sous l’autorité civile ». Il a réitéré le « soutien plein et entier » de la France au Conseil présidentiel – la structure chapeautant le gouvernement d’union – dirigé par M. Sarraj. Les manifestations de soutien que reçoit M. Sarraj de la part des capitales occidentales n’ont toutefois pas suffi jusqu’à présent à compenser son déficit d’autorité en Libye même, où son assise demeure très fragile.