Ils se prénomment Victor, Matthew, Paul et Michael. Nous les avons rencontrés alors qu’ils déboulaient de la cage d’escalier d’un immeuble rongé par plusieurs années de mousson. Quatre gaillards renfrognés qui profitaient de leur samedi pour se rendre visite les uns aux autres, le long d’une rue en terre battue bordée d’un égout nauséabond. Ces Nigérians trentenaires, de confession chrétienne, ne sont pas très bavards. Mais à l’évocation de l’attaque dont ont été victimes quatre de leurs compatriotes, lundi 27 mars à Greater Noida, une ville nouvelle de la banlieue de New Delhi, leurs langues se délient.

« Dès qu’on sort dehors, on se fait traiter de tous les noms »

« Les Indiens ne nous aiment pas et dès qu’on sort dehors, on se fait traiter de tous les noms », explique Victor. « C’est l’histoire du racisme ordinaire à l’égard des étrangers, comme cela arrive dans tous les pays du monde », relativise Matthew. Eux n’ont pas trop à se plaindre. A Vasai, une cité HLM surgie au milieu des marais salants, au-delà des derniers faubourgs nord de Bombay, l’ambiance est plutôt calme. « On n’est jamais attaqués physiquement », précise Paul.

A Greater Noida, comme le montre une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux, les Nigérians ont subi l’assaut violent d’une foule déchaînée, à coups de bâton, de chaises et de poubelles métalliques, sans que les forces de l’ordre n’interviennent. Leur erreur ? S’être trouvés à proximité d’un rassemblement organisé ce jour-là en mémoire de Manish Khari, un étudiant indien de 19 ans dont les parents affirment qu’il est mort d’overdose après avoir consommé des drogues fournies par des voisins africains.

« Le racisme, ça existe partout. Et par rapport au Royaume-Uni ou au Soudan du Sud, deux pays où j’ai travaillé, l’Inde est très calme tant que nous respectons les coutumes et les règles du jeu locales », estime Michael. Comme Victor, Matthew et Paul, Michael fait « du business » à Bombay. Il achète des vêtements pour les revendre au Nigeria. « Ici tout est moins cher et de bien meilleure qualité. On envoie tout par bateau et on rentre au pays deux fois par an pour voir la famille », raconte-t-il.

Plus de 10 000 étudiants africains

Chaque année, près d’un millier d’Africains débarquent dans la capitale commerciale de l’Inde. La majorité d’entre eux arrivent d’Afrique du Sud, mais beaucoup sont originaires du Soudan, du Kenya, du Nigeria, de Tanzanie, du Congo-Brazzaville, d’Ouganda… Certains viennent pour affaires, d’autres pour étudier. Actuellement, plus de 10 000 ressortissants africains sont recensés sur les campus du pays. Et le premier ministre, Narendra Modi, a récemment promis que l’Inde en accueillerait cinq fois plus à court terme.

En réalité, la majorité de ceux qui traversent l’océan Indien le font pour se faire soigner. Ainsi, dans le sud de la mégapole de 21 millions d’habitants, le Bombay Hospital est devenu un haut lieu du tourisme médical en provenance d’Afrique. Tout près de là, le restaurant Green Onion propose un menu nigérian et il est fréquent de voir les Africains s’y attabler pour avaler une soupe aux arachides accompagnée de tuwo shinkafa, une galette de riz pilé.

« Les loyers sont toujours plus élevés pour nous que pour les autres »

La question du logement est le problème majeur de ces immigrés temporaires. Au fur et à mesure que Bombay se développe et s’enrichit, ils sont refoulés de plus en plus loin des quartiers historiques. « Les loyers et les cautions sont toujours plus élevés pour nous que pour les autres », racontent les quatre compères de Vasai.

Il y a encore quelques années, les Africains étaient les bienvenus dans le quartier central de Mohammed Ali Road. Par la suite, ils ont été obligés de s’installer à Santa Cruz, près de l’aéroport international. Puis de reculer jusqu’à Mira Road, un quartier populaire à deux heures de train du centre-ville. Ils ont dû ensuite traverser le fleuve, toujours plus au nord, pour poser leurs valises dans l’ancien village de pêcheurs de Naigaon. Et pousser encore plus loin, jusqu’à Vasai. A 70 km du Bombay Hospital.

Le gouvernement dans le déni

L’affaire de Greater Noida a pris la tournure d’une crise diplomatique, car elle fait suite à d’autres drames à caractère raciste survenus en Inde ces derniers mois. Rien qu’à Bangalore, une étudiante ougandaise, un Tanzanien et une jeune Soudanaise ont été frappés depuis un an. Deux d’entre eux sont morts.

Lundi 3 avril, un groupe de 44 ambassadeurs africains en poste à New Delhi a officiellement demandé l’ouverture d’une enquête internationale, accusant l’Inde d’être incapable de prendre « les mesures dissuasives suffisantes » en réponse à ces agressions « xénophobes et racistes ». Ils ont également prévenu qu’ils envisageaient de saisir le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, ce qui a mis la ministre indienne des affaires étrangères, Sushma Swaraj, en colère. Celle-ci a aussitôt dénoncé une initiative « regrettable », estimant que l’affaire de Greater Noida n’avait « aucun caractère raciste, jusqu’à preuve du contraire ».

Dans un communiqué, l’Association des étudiants africains en Inde a riposté en condamnant « le déni continuel du gouvernement indien » et son entêtement à qualifier les attaques contre les Africains de simple « infraction pénale », alors même qu’à Greater Noida la rumeur a couru que le jeune Manish Khari avait été mangé par des cannibales. Contacté par téléphone, Axel, un étudiant congolais (Brazzaville) en master de marketing à Pune, une ville proche de Bombay qui abrite l’un des plus grands campus du pays, nous résume l’ambiance qui règne actuellement chez les jeunes : « Tout le monde est choqué par la réaction du gouvernement indien. »

« Mon ami a eu un accident de moto, des Indiens se sont mis à le frapper »

A Pune, Axel a remarqué que les Indiens refusent parfois de prendre l’ascenseur avec lui et que certains changent de trottoir quand ils croisent un groupe de Noirs dans la rue. Par peur, mais aussi par jalousie, pense-t-il : « Les Africains qui viennent ici ont la réputation de posséder de l’argent et d’en profiter pour draguer les Indiennes. Alors quand il y a un faux pas, ça tourne mal très rapidement. » L’an dernier, un ami tchadien d’Alex a eu le malheur d’avoir un accident de moto. « Il était gravement blessé, mais des Indiens se sont attroupés et ont commencé à le frapper, raconte l’étudiant. Il est mort pendant son transfert à l’hôpital. »

En termes de déni, le gouvernement de Narendra Modi agit comme ses prédécesseurs, fait remarquer le politologue Shastri Ramachandaran : « Ce qui vient de se passer est cependant un nouveau coup dur pour la relation indo-africaine que Modi tente d’intensifier depuis maintenant deux ans. L’Inde risque de perdre l’appui de l’Afrique dans sa bataille pour obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies », prédit-il.