Everything. | Double Fine Presents

Au terme de deux ou trois décennies de jeu vidéo bien remplies, le joueur moyen peut légitimement penser avoir tout fait, tout vu, et surtout, tout incarné. Un plombier, un soldat ou un gangster, une boule jaune, une sorcière ou une archéologue, une fleur, une tranche de pain ou une chèvre : tout est possible, grâce à la magie des pixels.

Pourtant, sauf erreur, il n’était jusqu’à présent toujours pas possible de se glisser dans la peau métaphorique d’un atome, d’un petit buisson, d’un yacht de luxe voire d’une galaxie tout entière. Quelques oublis (parmi d’autres) qu’Everything, sorti ce 21 mars sur PlayStation 4 et prévu pour le 21 avril sur PC vient corriger.

Quel est le but d’Everything ? C’est justement, très littéralement, de trouver le but du jeu. Impossible d’en dire davantage sans révéler la séquence la plus hallucinée de l’œuvre de l’Irlandais David OReilly. De toute façon, la manière d’y parvenir est probablement plus intéressante.

Everything s’envisage comme une sorte de voyage initiatique, ou, plutôt, comme le support pédagogique pour une conférence New Age dispensée par Alan Watts, figure de la contre-culture américaine. Des extraits des propos du philosophe (qui, parce qu’il est mort en 1973, n’a pu participer que d’assez loin à la création du jeu) rythment ainsi la progression du joueur, toutes les 5 ou 10 minutes, le temps de digérer un discours il est vrai assez étonnant.

La conscience de soi ? Une construction de l’esprit

Son propos ? Il n’y a pas d’individualité, mais uniquement de multiples facettes d’un grand tout. Parce que tout, sans exception, n’est qu’une conséquence directe du big bang initial. Tout est donc lié, et, plus encore, tout est la même chose. Les humains, l’ensemble des créatures vivantes, et même, à vrai dire, tout ce qui existe, du moindre grain de poussière à cette planète silencieuse gravitant dans l’ombre d’une galaxie inconnue. Tout n’est ainsi qu’écume fugace à la surface de l’océan de la réalité. La conscience de soi ? Une construction de l’esprit, des fenêtres illusoires ouvertes sur un « je » en réalité global et universel.

EVERYTHING - Gameplay Trailer | PS4
Durée : 10:45

On n’est pas obligé d’adhérer aux thèses de Watts, mais il est nettement plus difficile de ne pas se laisser porter par le timbre chaud et hypnotisant du philosophe. Qu’on l’apprécie pour ce qu’il délivre ou uniquement pour la beauté pure du raisonnement, l’écouter dérouler son argumentaire est déjà, en soi, une expérience méditative à la frontière du paganisme New Age. Reste à transformer cette expérience en jeu. A illustrer ce discours par des principes ludiques, voire, soyons fous, un peu fun.

Tout l’univers

C’est la gageure de Everything : tenter de mettre en image le fait qu’entre un baleineau, un parcmètre et votre voisine de palier, il n’y aurait qu’une différence de point de vue.

Très vite, dans ce jeu où l’on incarne au départ une bête au hasard dans un monde virtuellement infini (car généré à la volée), on apprend à manier les gâchettes pour se projeter dans n’importe quel objet, animal ou minéral à l’écran. D’un buffle à une fougère, il n’y a que deux clics. Tout aussi facilement, on change de niveau de zoom, en pénétrant le monde du microscopique… ou celui de l’infiniment grand. Avec la même facilité, le joueur se retrouve aux commandes d’une bactérie, dérivant entre deux acariens aux allures de gigantesques monstres, frayant parmi les brins d’ADN perdus là, à moins qu’il ne préfère se projeter dans une galaxie, voire dans un concept mathématique.

C’est le but à long terme du jeu, celui qui reste une fois qu’on en a réellement compris le principe et le discours : cartographier l’univers entier en incarnant au moins une fois chacune de ses composantes. Everything tient ainsi à la disposition du joueur une encyclopédie dans laquelle il peut naviguer facilement, se transformant à l’envi en n’importe quelle entité préalablement contrôlée.

Une bonne partie du plaisir vient d’ailleurs de la découverte : chaque objet a son « cri », sa danse (Alan Watts l’a dit : l’univers, c’est du jazz), peut se regrouper avec ses semblables pour se mouvoir en horde… Et c’est là que les choses (moins) sérieuses commencent.

« Everything » est, à notre connaissance, le seul jeu qui permet de contrôler simultanément des oiseaux et des buildings. | Double Fine Presents

Situations ridicules et métaphysique

Exemple d’une séquence de jeu typique : depuis son promontoire, un okapi observe la savane qui s’étend paresseusement devant lui. Il ne fait qu’un avec le monde qui lui fait face, beau, fort et noble comme peut l’être un animal mi-zèbre, mi-girafe. Il est beau et il est pur, comme le sont les animaux sauvages à l’indomptable beauté. Soudain, sous l’impulsion du pouce du joueur sur le joystick, l’okapi se met en tension. Et bientôt, en mouvement. Il pivote à 90° sur le museau, puis bascule sur le dos, et continue son mouvement. L’air un peu bête, il trône désormais sur l’arrière-train, une seconde qui paraît en durer mille, avant de finir de basculer de nouveau sur ses pattes. Le cycle de la gêne reprend alors, 90° à la fois, tandis qu’il accélère, continue de rouler et de bouler jusqu’au pied de son promontoire.

Soudain, il n’est plus très beau ni très noble. Il est même totalement ridicule. En l’espace de deux secondes, Everything a basculé : cette animation extrêmement basique (sans doute née de contrainte technique et budgétaire) arrache Everything au rivage du verbiage pompeux où il risquait de se complaire. Tandis que l’okapi roule vers son destin, on se permet de douter : est-ce que finalement, tout ceci ne serait pas juste une vaste blague ?

Le doute se mue bientôt en certitude. A l’okapi succèdent d’autres animaux, plantes, minéraux, et puis, après quelque temps, de vieux chewing-gums, une part de pizza ou une armée de très gros cailloux qu’on ne s’attendait pas précisément à voir migrer avec l’assurance tranquille d’une nuée d’hirondelles. L’expérience devient plus surréaliste encore quand on fait apparaître, depuis l’encyclopédie, un abri de bus aussi gros qu’une galaxie, ou une armée de chèvres microscopiques.

« Everything  » est, à notre connaissance, le seul jeu qui permet de contrôler un banc de poissons tropicaux dérivant dans l’espace au milieu de morceaux de temples grecs. | Double Fine Presents

Et c’est vrai qu’il y a une drôlerie dans le vol d’une horde de zébus de la taille d’un continent, qu’on ne retrouve pas tout à fait dans Critique de la raison pure. C’est là tout le génie de Everything : support tout à fait sérieux, ou en tout cas crédible, pour un discours philosophique New Age, il a aussi l’intelligence de désamorcer tout de suite la prétention de son propos par une mise en scène qui le condamne à l’absurde.

Jeu humoristique ou jeu sérieux ? A la rigueur, la question ne se pose même pas : il est tout à fait possible de poser la manette, et de regarder l’expérience continuer à se dérouler sans nous, passer d’un animal à l’autre, d’une échelle à l’autre, d’un bout de la conférence à l’autre. Everything cesse alors d’être un jeu tout court, comme s’il s’agissait de prouver que l’univers n’a pas davantage besoin de ses individualités que le titre de David OReilly de ses joueurs. Demeure alors seule l’expérience, contemplative et fascinante.

L’avis de Pixels

On a aimé :

  • Passer quelques heures à sauter d’un animal à l’autre et d’une échelle à l’autre, pour compléter notre encyclopédie sans fin
  • L’intelligence du discours
  • L’humour de la mise en scène

On n’a pas aimé :

  • On ne peut pas incarner de pangolin (ou en tout cas on n’a pas trouvé comment)

C’est plutôt pour vous si…

  • Vous aimez la poésie de Journey et les chèvres volantes
  • Vous aimez la prétention de Witness et les chewing-gums géants
  • Vous aimez la philo un peu New Age de Bernard Werber et le LSD
  • Vous aimez tout

Ce n’est plutôt pas pour vous si…

  • Vous n’aimez rien

La note de Pixels

1 univers/1 infinité de points de vue