Marine Le Pen, le 8 avril, à Ajaccio. | LAURENCE GEAI POUR "LE MONDE"

Editorial du « Monde ». En affirmant, dimanche 9 avril, dans l’émission « Le Grand Jury », que « la France n’était pas responsable du Vél’ d’Hiv », Marine Le Pen a franchi une ligne rouge : celle du consensus national sur la lecture des épisodes les plus douloureux de l’histoire de France, en l’occurrence celui de la déportation des juifs de France sous l’occupation allemande.

Les 16 et 17 juillet 1942, plus de 13 000 juifs français étaient arrêtés puis rassemblés au vélodrome d’Hiver, à Paris, par des policiers français sur décision du régime de Vichy, pour être acheminés dans les camps d’extermination nazis. Longtemps, tandis que la France reconstruisait son unité et son récit historique après l’Occupation, la responsabilité de ce crime a été attribuée aux seuls acteurs physiques de la décision. François Mitterrand lui-même, reflétant l’attitude assumée par cette génération de la seconde guerre mondiale, se refusait à reconnaître dans la rafle une décision de la « République française ».

Un « roman national » nauséabond

Il a fallu attendre un peu plus d’un demi-siècle, attendre que le temps et les historiens fassent leur œuvre. En déclarant, lors de la commémoration de 1995, que « la France, ce jour-là, commettait l’irréparable », Jacques Chirac, président de la République, a tiré un trait définitif sur cette lecture de la déportation des juifs. Le moment était venu de reconnaître clairement la faute de l’Etat français collaborateur, et plus aucun dirigeant ne devait la contester. Les premiers ministres Lionel Jospin et Jean-Pierre Raffarin ont confirmé ce jugement. Le président Nicolas Sarkozy a estimé qu’il n’avait « rien à retrancher et rien à rajouter au très beau discours » de son prédécesseur ; plus tard, le président François Hollande a, à son tour, dénoncé « un crime commis en France par la France ».

En rejetant cette interprétation aujourd’hui consensuelle, Marine Le Pen, candidate du Front national à l’élection présidentielle, prétend se placer dans les pas du général de Gaulle. Dimanche, pour justifier son propos, elle s’est référée à l’ordonnance du 9 août 1944, publiée à Alger par le gouvernement provisoire du général de Gaulle et destinée à ôter toute légalité au régime de Vichy. Mais nous ne sommes plus en 1944, ni même en 1981, et Marine Le Pen n’est pas Charles de Gaulle, dont Jacques Chirac incarne l’héritage beaucoup mieux qu’elle. Nous sommes en 2017. Près de trois quarts de siècle se sont écoulés depuis la Libération, au moins trois générations sont passées, des dizaines de milliers de pages d’histoire ont été écrites, débattues, analysées et enseignées.

Le « roman national » que la présidente du Front national, parti d’extrême droite, et son vice-président, Florian Philippot, veulent promouvoir est anachronique et nauséabond. Il ne se fonde pas ici sur un « refus de la repentance », mais sur le refus de reconnaître une vérité indispensable au processus historique national. Au passage, Mme Le Pen met à mal – mais c’est son affaire – des années d’efforts de « dédiabolisation » de son parti, qui l’ont amenée à en exclure son propre père, tristement célèbre auteur de la formule du « détail » à propos des chambres à gaz.

Marine Le Pen affirme que « la France est malmenée dans les esprits » par ceux qui en enseignent la critique. Non, madame Le Pen : ce qui « malmène la France », c’est une version de l’Histoire qui la ramène au déni de l’après-guerre. En 1995, Jacques Chirac appelait à la « vigilance ». La candidate du FN lui donne raison.