Au site-mémorial du camp des Milles. | Fondation du Camp des Milles-Mémoire et éducation

La poussière ocre de silice les prend à la gorge. Le froid humide qui règne éternellement entre les murs épais de l’ancienne tuilerie les fait frissonner. Et « la rivière de pisse et de merde » qu’évoque crûment Lionel Boulat, le médiateur et responsable de l’accueil du public qui les accompagne, finit de leur mettre le cœur au bord des lèvres. Dans les entrailles du camp des Milles, immense ensemble de bâtiments rouges posés dans la verdoyante campagne d’Aix-en-Provence, une trentaine de collégiens déambule dans ce qui fut le plus grand camp d’internement du sud-est de la France. Ils s’approchent ainsi de la réalité vécue par la dizaine de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants internés là de septembre 1939 à fin 1942.

D’anciens fours, où les détenus s’entassaient pour dormir, comme enterrés vivants, ont été volontairement conservés dans un état brut. Une dalle de béton a remplacé la terre battue, une lumière diffuse ponctue le parcours mais l’ensemble reste glacial, sombre. Sur les murs subsistent les vestiges dessinés de la vie quotidienne des détenus. Des graffitis, un palmier, l’enseigne du cabaret de fortune, Die Katakombe, créé par des artistes viennois et berlinois enfermés ici, pour masquer l’horreur derrière l’art. « Les prisonniers vivaient là comme des rats dans des égouts », insiste le médiateur. Chaque matin, le camp des Milles accueille entre 350 et 500 scolaires. En 2017, 40 000 élèves franchiront ses grilles. « Principalement des classes de CM2, 3e et 1re, pour qui l’étude de la montée des fascismes et de la seconde guerre mondiale constitue un pan important du programme », explique ­Lionel Boulat. Ce matin, trois classes de 3e du collège Achille-Mauzan de Gap (Hautes-Alpes) sont sur place. « Cette visite est utile. Elle rend concrètes les notions du cours », estime ­Vincent Amouriq, leur professeur d’histoire-géographie. Depuis trois ans, avec son homologue Stéphane Hernandez, il conduit systématiquement ses classes aux Milles. « Et nous n’avons pas encore épuisé toutes les ressources pédagogiques du site », se félicite-t-il.

« Ne pas refaire les mêmes choses »

Sneakers aux pieds, smartphones dégainés, les collégiens gapençais sont des ados comme les autres. Tom, haut de survêtement de l’OM, pense qu’il va visiter « un camp de concentration ». Il fanfaronne un peu mais « espère ne pas trouver de chambres à gaz ». Althéa pose les bases abordées en classe : « Ce n’était pas un camp d’extermination mais d’internement et de déportation. Pour les juifs… mais pas seulement. » Classé « sensible » sur l’échelle du plan Vigipirate renforcé, le site-mémorial du camp des ­Milles est entièrement cerné de barreaux. Des militaires en gardent l’accès. Dans le grand hall, où s’enchaînent les départs de classes, la 3e de Vincent Amouriq a droit à son briefing initial. Quelques règles tombent. La casquette, c’est non. Les chewing-gums, non plus. « Ici, des gens ont souffert. Il faut respecter le lieu », souligne Lionel Boulat. Sous sa veste, cet ancien entrepreneur porte le tee-shirt du site, frappé du slogan « Fais-le pour toi, résiste ! ». Doucement, il interpelle les élèves : « Ici, c’est un camp, un musée et un mémorial. Cela sert à quoi, un lieu comme celui-ci ? Cela sert à quoi, un cours d’histoire ? » « A ne pas refaire les mêmes choses », lâche timidement un grand gaillard. « Oui, reprend le médiateur. Et aussi à comprendre qu’il y a des gens comme vous, comme moi, qui ont fait des choses pas très jolies. »

« Qu’est-ce qui va amener Hitler au pouvoir ? C’est la division de la gauche aux législatives. Il va profiter d’un attentat pour prendre les pleins pouvoirs », explique Vincent Amouriq, professeur d’histoire, à sa classe de 3e

« Le parcours se découpe en trois temps, décline Cyprien Fonvielle, directeur des lieux depuis 2009. Historique, on pose les faits ; mémoriel, on montre les conditions dans lesquelles vivaient les prisonniers ; réflexif, on se pose la question de comment on peut en arriver là et est-ce que cela peut arriver à nouveau. » Dans les longues salles introductives qui retracent l’arrivée des fascismes au pouvoir et l’instauration des lois racistes en Allemagne puis en France, Vincent Amouriq répète l’essentiel : « Rappelez-vous cette parole raciste qui se libère, y compris dans les médias. Qu’est-ce qui va amener Hitler au pouvoir ? C’est la division de la gauche aux législatives. Il va profiter d’un attentat pour prendre les pleins pouvoirs. » Crise économique, montée des partis xénophobes, crise des migrants, libération de la parole raciste, repli des démocraties… « Certains enchaînements résonnent fortement aujourd’hui », convient Cyprien Fonvielle. Aux élèves réunis autour de la maquette du camp, Lionel Boulat parle de la « déchéance de nationalité, dont François Hollande a reconnu qu’elle était une erreur ». Il évoque « les gens qui pensent que la Shoah est un détail de l’histoire. On appelle cela des révisionnistes ».

« Parler, c’est protéger »

Une fois, deux fois, six fois, il répète la même injonction : « Soyons vigilants. Plus on résiste en amont, plus c’est facile. Plus les processus avancent, plus c’est compliqué. » Devant la fenêtre d’où se sont jetées plusieurs femmes juives pour échapper aux cinq convois partis des Milles vers le camp de concentration d’Auschwitz, il se fait encore plus direct : « J’essaie de vous faire comprendre ce que vous auriez pu vivre à l’été 1942. Comment aurions-nous, comment auriez-vous réagi ? » Le message porte-t-il ? Dans la cour où les élèves ont sorti leur pique-nique, Maeva ne voit pas comment un scénario semblable pourrait la concerner aujourd’hui. Klaire – « Avec un K, parce que c’est flamand », précise-t-elle – abonde. « Encore qu’avec les attentats, tout est possible, enchaîne-t-elle… On se demande s’il y a encore une France. Les frontières sont ouvertes depuis trop longtemps. Il y a trop d’étrangers ici. » En retour, Maylis, sa copine, s’insurge : « Mais, t’es raciste ! »

Réunis une dernière fois avant de reprendre leur train, les collégiens prennent connaissance des courbes ascendantes des actes de violence raciste, antisémite et antimusulmane de 1992 à 2014, et des notules évoquant les assassinats d’Ibrahim Ali (adolescent tué en février 1995 par des militants du Front national), Brahim Bouarram (Marocain de 30 ans poussé dans la Seine par des militants d’extrême droite en mai 1995) et Ilan Halimi (jeune juif enlevé et torturé par le « gang des barbares » en janvier 2006). « Parler, c’est protéger, conclut Lionel Boulat. Vous pensez que ce n’est plus possible ? Vous avez tous les arguments du contraire. »

Cet article fait partie d’un dossier réalisé dans le cadre d’un partenariat avec la Fondation du camp des Milles.