D’après le journal russe indépendant Novaïa Gazeta, relayé par des ONG dont Amnesty International ou Human Rights Watch, une centaine de personnes auraient été arrêtées en Tchétchénie pour homosexualité, puis torturées et détenues dans des prisons secrètes près de Grozny. Pour Aude Merlin, chercheuse au Centre d’étude de la vie politique (Cevipol), à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste du Caucase du Nord, cette répression n’est « pas une surprise » compte tenu de « l’entreprise de contrôle politique total à laquelle se livre le chef de la République, Ramzan Kadyrov » qui « rend impossible tout comportement minoritaire et/ou en dissidence ».

Comment réagissez-vous au récit fait par « Novaïa Gazeta » ?

L’homosexualité en tant que telle n’est pas interdite par la loi en Russie. Officiellement, la législation de 2012 pénalise la « propagande à l’encontre de mineurs concernant les relations sexuelles non traditionnelles ». Mais les pratiques judiciaires, policières et politiques, largement empreintes du passé soviétique en la matière, sont très répressives en Russie et ont poussé de nombreux homosexuels à quitter le pays.

Dans le cas de la Tchétchénie, cette répression ne me surprend guère. L’entreprise de contrôle politique total à laquelle se livre le chef de la République, Ramzan Kadyrov, depuis des années rend impossible tout comportement minoritaire et/ou en dissidence, comme l’ont montré les tortures, passages à tabac, violences d’Etat exercées de façon redoublée, en 2016 notamment.

Cela se combine aux injonctions de « retraditionnalisation » de la société tchétchène (autorisation de la polygamie, code vestimentaire et comportemental infligé aux femmes, tolérance vis-à-vis des crimes d’honneur, des mariages forcés et violences domestiques), le tout sur fond de mobilisation par le pouvoir d’un islam officiel qu’il contrôle entièrement.

Dans un contexte où Ramzan Kadyrov se proclame le disciple indéfectible de Vladimir Poutine, l’articulation entre ces pratiques locales au niveau tchétchène et le discours politique russe officiel, pourfendant une Europe et un Occident qui seraient en pleine décadence morale – en particulier avec l’adoption du mariage homosexuel – n’est pas une surprise.

Ce qui peut surprendre, c’est que des victimes de ces répressions aient osé témoigner dans un contexte de peur et de crainte de représailles ultérieures à l’encontre des membres de leur famille restée en Tchétchénie ; et que les journalistes de Novaïa Gazeta aient donc pu en faire un reportage, alors que le tabou est si verrouillé sur la question en Tchétchénie.

Qu’est-ce qui, selon vous, peut conduire les autorités tchétchènes à une telle répression ?

Il est parfois difficile de trouver une rationalité temporelle à certains rythmes politiques. Ce qui est sûr, on a vu en 2016 en Tchétchénie un durcissement considérable en matière de représailles, ce dont ont attesté plusieurs rapports d’ONG internationales indépendantes. Le message envoyé par le pouvoir tchétchène, dont l’hypertrophie des structures de force et leur hypermilitarisation sont connues, est celui d’un avertissement supplémentaire. Terroriser la société en lui montrant précisément ce qui est admis – et ne l’est pas –, est une des modalités du contrat politique tchétchène actuel.

La Tchétchénie est un « Etat dans l’Etat », où les lois russes ne sont pas appliquées. En échange d’une loyauté redoublée à la Fédération de Russie, au sein de laquelle la Tchétchénie – autrefois indépendantiste – a été officiellement réintégrée, Ramzan Kadyrov a reçu un blanc-seing total de la part de Moscou en termes d’exercice de la coercition et de la violence, au nom de la lutte contre le terrorisme, et une manne économique gigantesque pour la reconstruction de la République.

Dans le cas de l’homosexualité, cette mise à l’index trouve en outre un écho dans une grande partie de la société elle-même. Structurée selon des codes coutumiers, qui rendent comptable des agissements d’un individu l’ensemble de son clan, la société tchétchène reste dans sa majorité très traditionnelle sur cette question. A fortiori dans un contexte de peur et de grande tolérance de la part du pouvoir vis-à-vis des crimes d’honneur.

Existe-t-il des mouvements de défense des homosexuels structurés en Russie et en Tchétchénie ?

En Russie, la loi pénalise la propagande à l’encontre des mineurs. Les mineurs homosexuels sont eux-mêmes particulièrement exposés, tant par la loi et les pratiques policières, que par le regard social au quotidien. Le film documentaire Les Enfants 404 (en référence au nombre 404 des pages Internet introuvables ou fermées) d’Askold Kourov et Pavel Loparev, présenté au festival One World à Bruxelles en 2015, montre bien comment se conjuguent l’effet de la loi et l’opprobre social. De nombreux homosexuels font ainsi l’objet de violences.

Dans le même temps, le mouvement LGBT se structure, l’association Enfants 404 offre un soutien psychologique juridique et moral aux mineurs homosexuels. A Saint-Pétersbourg, le festival international gay et lesbien Côte à côte (Bok o bok), s’il a subi des pressions et fait l’objet de turbulences lors de ses déroulements, ouvrira sa sixième édition le 20 avril.

En Tchétchénie, à ma connaissance, on ne peut en aucun cas parler de mouvement LGBT constitué en tant que tel, surtout dans le contexte de ces répressions ; un tel mouvement ne pourrait subsister. La société civile en Tchétchénie est sous contrôle.

Les Russes ont-ils connaissance de ces atteintes aux libertés fondamentales en Tchétchénie ?

Tout dépend si l’on parle des élites, de la société, et de quels segments de la société russe. Le pouvoir est indéniablement au courant. La société, c’est plus contrasté : les défenseurs des droits de l’homme russes sont en courant, le lectorat de médias minoritaires comme Novaïa Gazeta l’est ; une partie de la communauté homosexuelle de Russie peut l’être.

Mais une autre composante entre ici en ligne de compte : le regard porté par la société russe dans sa majorité sur le Caucase du Nord et en particulier sur la Tchétchénie reste très marqué par le biais colonial. Cela ne favorise pas nécessairement l’empathie, les regards croisés sur les sociétés russe et tchétchène ayant été fortement mis à mal, notamment par la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2009, selon Moscou) et par la façon dont les médias russes, majoritaires, sous contrôle, ont détérioré l’image des Tchétchènes.

Aude Merlin est docteur en sciences politiques et sociales et l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’espace post-soviétique, dont celui publié avec Ekaterina Gloriozova, Sotchi 2014 : la Russie à l’épreuve de ses jeux, les jeux à l’épreuve du Caucase (dossier) et Connexe, les espaces postcommunistes en question(s) (2016).