Le capitaine B. et le sergent G. (tous deux tiennent au strict respect de leur anonymat) sont comme les deux faces d’une même pièce. Fondus dans un même corps, mais incapables de diriger leur regard vers un même horizon. Leurs maux sont différents, mais tous deux incarnent les malaises qui perturbent l’armée ivoirienne. La « grande muette » s’est fait entendre avec fracas, en janvier, par une série de mutineries qui ont réveillé de vieilles peurs chez nombre d’Ivoiriens et rappelé aux autorités à quel point l’édifice militaire, comme celui de cette nation en reconstruction, est encore fragile.

Le capitaine B. est un officier formé dans les écoles militaires de Côte d’Ivoire et d’Europe, mais qui, aujourd’hui, se sent marginalisé en raison du peu de confiance qu’accorde le pouvoir actuel à ceux qui ont servi sous Laurent Gbagbo. Le sergent G., quant à lui, est un ancien combattant des ex-Forces nouvelles (FN), la rébellion déclenchée en septembre 2002 contre l’ancien chef de l’Etat : il s’estime mal récompensé pour ses années de lutte qui ont permis à Alassane Ouattara d’accéder au pouvoir en 2011.

Le premier est aussi discret que le second est « grande gueule », mais tous deux sont des hommes frustrés. Le manque d’argent et de reconnaissance sont les principaux moteurs de leur colère.

« On a pensé que la crise était passée »

Devant son jus d’orange matinal, le capitaine B. refuse l’étiquette de « pro-Gbagbo », même s’il s’est battu pour l’ancien président désormais jugé devant la Cour pénale internationale (CPI), à La Haye, aux Pays-Bas. Durant ses deux décennies de service, il est resté loyal à sa hiérarchie, « parce que l’armée c’est la discipline et que nous devons défendre le président de la République et les institutions », prévient-il d’emblée. Quand Alassane Ouattara a pris le pouvoir, il a joué le jeu de la réconciliation, « sans état d’âme », avec ceux qu’il a combattus pendant près de dix ans. « Nous avons appris à nous connaître, on s’est fait des amitiés lors de ces cinq dernières années. On a pensé que la crise était passée », raconte-t-il.

Les mutineries de janvier, parties de Bouaké, le quartier général de l’ancienne rébellion, avant de faire tache d’huile dans d’autres casernes du pays, sont venues déterrer les vieilles rancœurs.

« Quand les ex-FN ont réclamé des primes et de meilleures conditions de vie, nous pensions que leurs demandes étaient pour toute l’armée. Mais quand, dans ma caserne, certains se sont soulevés, ils ont refusé que nous en bénéficiions. Leur refus nous a montré que ceux que nous considérions comme des frères d’armes sont des hypocrites et qu’ils n’ont pas confiance en nous. Ils pensent que nous sommes toujours loyaux à Gbagbo, alors que nous travaillons pour le pays. Ce n’est vraiment pas ce que l’on attendait. »

Et de raconter la traque dont ont été victimes les ex-Forces de défense et de sécurité (FDS, l’appellation en cours sous Laurent Gbagbo) à Bouaké comme à Yamoussoukro, où quatre morts ont été recensés.

« On ne peut pas travailler dans la suspicion. Beaucoup d’entre nous sont maintenant démotivés et font le service minimum. Les soldats se présentent au rassemblement du matin puis rentrent chez eux, et dans le commandement tout le monde est conscient de la situation mais chacun cherche à conserver son poste. »

« Ils ont toujours des projets de coup d’Etat »

Depuis le fond d’une gargote de Bouaké où il fait sauter les capsules de bière à main nue et se délecte d’un agouti en sauce, le sergent G. confirme ces divisions qui perdurent au sein de l’appareil militaire. Mais, selon ses dires, les failles sont aussi nombreuses que les motifs de grogne. « Avec les ex-FDS, il y a un réel problème de confiance. Ils font toujours des petites réunions entre eux. Ils ont toujours des projets de coup d’Etat », affirme le sous-officier, qui se prétend informé de toutes les manipulations et de tous les complots, réels ou fantasmés, qui pourraient se tramer en Côte d’Ivoire.

Figurant parmi les meneurs du coup de colère qui a éclaté à Bouaké début janvier, le sergent G. a, comme 8 400 autres anciens rebelles, perçu un beau pécule de 5 millions de francs CFA (7 622 euros) qui lui a permis de s’offrir une nouvelle voiture et d’acheter un terrain « à crédit », souligne-t-il pour mieux rappeler, un brin menaçant, que le gouvernement s’est engagé à entamer le versement du reliquat promis, 7 millions de francs CFA, à partir de mai.

« Le gouvernement nous a dit que les caisses sont vides, qu’il doit payer les enseignants, alors nous avons décidé d’attendre mais il ne faut pas jouer avec nous. »

Et si un nouveau délai était demandé ? « Il n’y aura pas de si », coupe d’emblée le sergent, qui profite de l’occasion pour déverser une montagne de rancœurs accumulées. Sa principale cible est le général Soumaïla Bakayoko, l’ancien chef d’état-major (il a été limogé en janvier), « qui s’est enrichi sur notre dos et n’a placé que ses parents dans les Forces spéciales [la garde prétorienne du régime qui, elle aussi, s’est mutinée en février] », mais tous les « com-zone » (les chefs militaires de l’ex-rébellion) en prennent pour leurs grades.

« Ce sont des opérateurs économiques. Pour eux, l’armée est une couverture alors qu’ils sont devenus multimilliardaires. Si nous nous sommes soulevés, c’est parce qu’ils nous avaient promis de l’argent pour capturer Laurent Gbagbo qu’ils ne nous ont jamais versé. »

Investissant dans les mines, l’immobilier, le cacao, la noix de cajou ou le coton, les anciens patrons militaires de l’ex-rébellion sont en effet devenus des entrepreneurs prospères, comme en attestent plusieurs rapports du groupe d’experts mandaté par le Conseil de sécurité des Nations unies, aujourd’hui dissous.

« Les troupes n’étaient pas tenues »

La vague de mutineries a ouvert de nombreuses questions irrésolues, la principale portant sur l’éventuelle implication de l’ex-chef rebelle Guillaume Soro, qui, au moment où les premiers coups de feu en l’air résonnaient à Bouaké, jouait sa réélection à la présidence de l’Assemblée nationale. « C’est faux. Les mutineries ont éclaté en raison d’une agrégation de problèmes : la précarité des conditions de vie et de travail des soldats, des problèmes de compétence du commandement. Les troupes n’étaient pas tenues », rétorque-t-on dans l’entourage de celui qui conserve un poids certain sur une partie de cette armée qui, depuis le coup d’Etat de Noël 1999, n’a plus quitté l’arène politique. Cette influence pourrait s’avérer précieuse en vue des futures joutes électorales annoncées pour 2020 : Guillaume Soro pourrait en effet être l’un des principaux candidats à la succession d’Alassane Ouattara.

L’avenir est encore plein d’incertitudes, mais une chose est sûre : au moment où le gouvernement ivoirien s’est soumis à la diplomatie du chéquier en payant des primes considérables à une partie de son armée, les anciens chefs de la rébellion ont été replacés au cœur de l’échiquier militaire local. Issiaka Ouattara, alias « Wattao », le plus emblématique d’entre eux, a été promu commandant de la Garde républicaine. Chérif Ousmane a été nommé à la tête des commandos parachutistes. « Par manque de confiance en son outil sécuritaire, Alassane Ouattara a recrédibilisé des chefs de bande alors que ceux-ci étaient conspués par leurs troupes », analyse un observateur averti de l’armée ivoirienne.

Pour prévenir de nouvelles irruptions de colère, d’après une bonne source, ces officiers ont été priés de retourner dans les casernes dès le début d’après-midi afin de veiller sur leurs troupes. Plutôt que la réconciliation avec l’ensemble son armée, le président ivoirien a privilégié sa sécurité en s’appuyant sur des hommes de confiance ou perçus comme tels.

« On verra comment ça va se passer maintenant, dit le capitaine B. On n’a pas envie de retomber dans les crises car tout le monde en a marre, mais il est clair que notre armée n’est pas réunifiée. »