Dans « Prey », le joueur devrait être libre de varier ses approches, mais aussi de prendre des décisions moralement complexes. | Zenimax

Depuis quinze ans, le studio lyonnais Arkane enchaîne, doucement mais sûrement, les jeux vidéo atypiques. Des aventures qui préfèrent faire confiance à la créativité du joueur et à sa capacité d’improvisation, plutôt qu’à son appétence pour le combat ou les armes à feu.

Arx Fatalis, Dark Messiah of Might & Magic ou le diptyque Dishonored s’inspirent ainsi des jeux des années 1990 comme Ultima Underworld ou System Shock, titres fondateurs qui préféraient laisser le joueur se perdre dans un monde réaliste et cohérent plutôt que de suivre une aventure écrite à l’avance.

Le prochain jeu d’Arkane, le futuriste Prey, sort le 5 mai. Cette fois, le joueur est chargé de guider un scientifique un peu perdu à travers une station spatiale monumentale envahie par de curieuses forces extraterrestres capables, entre autres, de changer de forme.

Pour la première fois intégralement développé par sa succursale texane, le jeu d’Arkane reste cependant chapeauté par le Français Raphael Colantonio, fondateur du studio. Pixels a pu s’entretenir avec lui.

On croit souvent faire un compliment au jeu vidéo en le comparant au cinéma. Ce n’est pourtant pas une influence qui a l’air de beaucoup vous obséder, chez Arkane…

C’est vrai que ce n’est vraiment pas une obsession. J’espère plutôt aller à fond vers l’interaction, ce que le cinéma ne sait pas faire. Le cinéma a beaucoup d’avance sur tout ce qui est création de personnages, mais c’est à peu près tout. Le reste, c’est notre domaine.

« Dishonored 2 » ou les premières heures de « Prey » montrent des environnements extrêmement complexes. On peut dire que vous allez davantage chercher l’inspiration du côté de l’architecture ?

L’une des différences entre le cinéma et le jeu vidéo, c’est que dans un jeu on peut donner au joueur le contrôle de la caméra. On ne peut pas tricher, on est obligé de concevoir un environnement avec tous ses détails. Et puis on aime ça, construire des environnements logiques. Surtout, on aime laisser le joueur aller là où il n’est pas censé aller.

Prey – The First 35 Minutes of Gameplay
Durée : 35:39

Il y a dans vos productions l’impression qu’il est possible de casser les règles du jeu.

Bien sûr. Depuis qu’on est gamin, on a tous ce fantasme de ne pas suivre les règles. Il y a toujours la tentation de ne pas faire ce qu’on attend de nous. C’est quelque chose qu’on laisse dans nos jeux. Parfois c’est volontaire, parfois non, mais tant que le joueur retombe sur ses pattes, c’est génial. Le joueur a l’impression de faire un truc à lui, sa propre expérience, et pas juste d’avoir été mené par le bout du nez par les créateurs.

Mais pour se permettre ça, il faut avoir une grande confiance en l’imagination du joueur, non ?

Oui, peut-être un peu trop… C’est assez difficile pour nous mais on essaye de proposer plusieurs niveaux de lecture. Pour les joueurs qui n’ont pas envie de perdre du temps le prochain objectif est indiqué par un petit marqueur sur l’écran. Mais on laisse aussi tout l’espace ouvert à l’exploration, pour ceux qui voudraient connaître plus de détails. C’est vrai, ça repose un peu sur la créativité du joueur, sur son désir de liberté.

On cite beaucoup l’influence de titres des années 1990 sur vos productions. Vous avez l’impression de faire des jeux rétro ?

Moi je pense que c’est super-moderne ! C’est fascinant l’histoire du jeu vidéo : à chaque avancée technologique, la recherche de la fidélité visuelle à tout prix, parce qu’elle coûte cher, nous empêche de faire des choses qu’on pouvait faire jusque-là. Alors à la place d’une séquence de jeu on met une séquence cinématique, un truc joli qui épate. Mais je pense que ça épate de moins en moins les gens.

J’ai 46 ans, je suis né avec l’Atari 2600. A chaque nouvelle génération on était bluffé par la résolution, le nombre de couleurs ou d’éléments à l’écran, etc. Mais aujourd’hui, les joueurs de 15 ans, ils n’en ont plus rien à faire de tout ça ; ils sont plus intéressés par le contenu, par ce qu’ils peuvent faire et par la façon dont le jeu y répond. Je pense qu’une partie des développeurs – pas tous – a un peu perdu ça de vue. On est obligé de faire beau, mais la contrepartie, c’est qu’on perd en profondeur. Nous, justement, on essaye de ne rien perdre, mais ça nous coûte beaucoup, c’est beaucoup d’efforts.

Contrairement aux précédents jeux et à leur univers médiéval, « Prey » se déroulera dans un monde futuriste proche de celui de « System Shock ». | Zenimax

Et puis il y a autre chose : je ne sais pas si vous avez vu la série Stranger Things ? J’imagine que ça a été réalisé par un mec qui, gamin, a aimé Les Goonies, et ça se retrouve dans son goût, parce que l’art se recycle. Ce qui m’a marqué à vie quand j’avais 15-16 ans et m’a donné envie de faire du jeu vidéo, c’est Ultima VII, Ultima Underworld, System Shock, un peu plus tard Thief. Dans la mode, les voitures, les fringues, tout se recycle en gros tous les vingt ou trente ans, et j’espère bien qu’il y a quelque part un jeune joueur ou une jeune joueuse de 15 ans qui adore Dishonored ou Prey, et qui se dit « quand je serai développeur, je ferai quelque chose comme ça ».

Est-ce qu’on peut encore, en 2017, cacher des conduits d’aération derrière des caisses, grand classique du jeu « à la System Shock » ? Ou est-ce qu’il faut faire évoluer le genre ?

Il y a une dimension d’attente. Le coup de la caisse, ça s’inscrit dans un certain confort, le joueur est en terrain connu, ce n’est pas forcément un mal. Mais il ne faut pas qu’il y ait que ça bien sûr. Cela dit, quand on rajoute quelque chose comme le looking glass [un casque qui, dans Prey, permet d’analyser les adversaires pour ensuite utiliser leurs pouvoirs], c’est parce qu’on en a envie, pas parce qu’on s’est dit qu’il fallait faire original. On le fait parce que c’est fun… et après on pleure parce que c’est dur à développer !

Un des pouvoirs que le joueur peut utiliser dans « Prey », c’est la capacité à prendre la forme de n’importe quel objet à sa portée. L’univers est très sombre, vous n’aviez pas peur que ça tourne à la farce ?

Ma règle : ce n’est pas grave si les joueurs rigolent, c’est même encouragé, tant que c’est de quelque chose qu’ils ont déclenché eux-mêmes. Ça vient de l’époque de Dark Messiah of Might & Magic, on pouvait givrer le sol, ça faisait glisser les adversaires, ils pouvaient dégringoler dans les escaliers, etc. Mais ce n’est pas gênant parce que le sort est logique : son but n’est pas de faire rire. Alors oui, ça peut faire marrer le joueur de se balader sous forme de mug, mais la nature du pouvoir n’est pas drôle. Quand on a montré le jeu à Bethesda [l’éditeur auquel appartient Arkane depuis 2010] pour la première fois, après un an de développement, c’était pendant une réunion de Noël. Toute l’équipe était réunie dans une très très grande salle, et bien sûr ça a rigolé, ça a applaudi. Et là, on savait que c’était le bon type de rire.